Vincent DieutreLa Fabrique des films

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Projet

Les Facebook Films

J’ai mis plutôt longtemps à m’en servir régulièrement. Un beau jour, je me suis dit que c’était trop bête : puisque mon téléphone pouvait tenir lieu de caméra, puisque déjà des films étaient tournés avec des portables, puisque l’on en faisait dorénavant tout un festival, pourquoi n’irais-je pas au moins y voir de plus près, et regarder ce que je pourrais en faire ?C’était plutôt simple d’utilisation, l’aspect low-tech des images n’avait rien pour me déplaire, flirtant avec l’abstraction ; mais mis à part l’idée d’une caméra encore plus petite et que l’on aurait en principe toujours sur soi, je ne saisissais pas vraiment ce qui là-dedans viendrait alimenter La Fabrique des films et ma pratique de cinéaste…Mais c’est en découvrant la facilité avec laquelle les images tournées avec mon portable pouvaient être transmises à mon ordinateur via Bluetooth (la dent bleue), et surtout comment dans l’instant même, je pouvais les diffuser en ligne via Facebook (le Livre des visages), que le rapport avec ma manière de faire des films s’est dessiné…

J’ai donc un profil. J’ai beaucoup d’amis (dont 80% sont des closet-gays du Moyen-Orient que je ne connais pas, et le reste des relations dans le monde la culture et quelques proches). Très vite, j’ai considéré ce profil comme un carnet de notes public, comme un travail en devenir : je relaie des images, des informations, des textes, des évènements qui m’ont marqué. Je filtre, je réoriente, je ne fais que passer… Mais ce faisant, déjà, je parle de moi, de ce qui jour après jour, me construit. Un bon moyen pour modestement mettre en pratique le mot d’ordre de Bernard Stiegler : délinéariser les flux.

Il fallait bien que cette redistribution subjective s’ancre, pour finir, dans mon travail à moi, dans le processus qu’on appelle ici La Fabrique des films. Car, je le constate, tout mon cinéma est traversé par les œuvres des autres, vivants ou morts, majeures ou mineures. Et chaque nouveau film n’est que la remise en jeu de ce corpus fluctuant d’impressions, d’influences, dans un nouveau territoire. Il en est du frottement avec les œuvres comme du frôlement des corps et le Livre des visages, s’il abolit la frontière public/privé, permet aussi de combiner à l’infini le sensuel et le sensible. Ne croyez pas le sens, croyez-moi ! (Celan, toujours)

C’est alors que la petite caméra téléphone (sans doute bientôt tondeuse à barbe et briquet) est entrée en action. Une intuition, un plaisir. Et si mon profil continue d’égrener les livres, les spectacles et les films qui m’ont surpris, ému, touché ou agacé, je peux désormais leur dresser un contexte, un cadre. D’où ça parle ? De quel endroit regardes-tu le monde ce matin ? Sur quel lit, allongé, lis-tu ce roman dont tu nous fais part ? Té OU ? TuFeKoi 20/100 ?

Alors, il y a les jours sans. Quand le temps est en basse intensité, quand je suis chez moi à Paris en attente d’un temps fort, celui du tournage, ou du voyage, ou de la post-production tant désirée, la mini-caméra-téléphone-agenda se contente d’échanges de SMS laconiques. Et reste dans ma poche. Je continue de recenser les vernissages, les livres et les films qui arrivent jusqu’à moi et qui ont retenu mon attention. Certes, je participe au buzz « couture » de l’amateur éclairé, un peu snob, toujours pointu. Mais pas d’images produites, la fabrique est en grève. Et c’est seulement lorsque je vais au théâtre, si le spectacle m’a ému, que je sors le petit appareil pour filmer les saluts et les réactions de la salle (c’est autorisé, j’ai vérifié). Comme pour me prouver que j’y étais, comme pour célébrer le miracle de la présence (celle du corps de l’acteur, la mienne). Un rendu fidèle de la discontinuité de l’expérience.

Filmer vingt secondes les intégristes perturbateurs chez Romeo Castellucci, la police qui nous encadre chez Rodrigo Garcia, ou le sourire de Cyprien Gaillard qui reçoit son Prix Marcel Duchamp, ou les visages bienveillants d’une fête amie : tisser un contexte par fragments, ceux d’une petite effervescence culturelle parisienne, petits voyages éclair qui me permettent de tenir le choc en période neutre, ou pauvre, comme disait Deleuze. Et tenir le choc, c’est s’astreindre à reconnaître la beauté qui passe, parfois bien cachée, dans le flux du mainstream. Paris est merveilleux pour cela, laissant encore un petit espace à l’inouï, au ravissement. Visiblement je ne suis pas le seul à guetter : preuve (film) en main.

Puis il y a les jours avec, ceux dont je dois rendre compte… Les journées de travail, enfermé dans la salle de montage, les périodes d’écriture au Moulin d’Andé ou au café, reclus dans l’auditorium de mixage, tous lieux dont je livrerai chaque jour un fragment (vingt secondes, moins parfois) pour documenter le processus, la fabrique du film. S’il m’arrive d’oublier, j’ai l’impression d’avoir failli, trahi, c’est étrange. Mais la plupart du temps, j’y pense, je filme, je capte les écrans au travail, le bruissement confus du long métrage en cours et quand vient le soir, je poste le petit film de rien, qui ne prendra sens que dans la série, la répétition. Je ne le monte jamais, ni ne le vérifie : trop compliqué. Sur le réseau social, certains ne le regarderont pas ; d’autres que je ne connais parfois même pas, vont juste trop liker, peu importe. C’est si long, fabriquer un vrai film, si patient, si ingrat… Les Facebook films servent de balises.

Ensuite il y a les jours du voyage. Vrai film en projet ou pas, j’ai pris pour habitude dès que je pars (et c’est courant) de voler de-ci de-là des bouts de villes, de paysages. Ce ne sont pas des repérages, pas vraiment, plutôt toujours cette idée de la preuve, de la trace, quitte à ce qu’elle se perde dans le réseau. Alors, chaque soir, je télécharge ma carte postale du jour, rarement deux. On la like, on la partage parfois, on y ajoute un compliment, un baiser ou un bon tuyau sur l’endroit d’où je filme et que je découvre souvent. Ouvroir de cinéma potentiel, cinéma de chambre sur écran-vignette minuscule et dont je timbre chaque jour ouvrable le Livre des visages.

Un jour une galerie new-yorkaise me déclare aimer ce travail, vouloir en savoir plus. C’est drôle, je n’ai jamais considéré ces Facebook films comme un travail en soi. J’y pense. Trois fois rien, c’est déjà un petit quelque chose. Et je conclus que ces éclats pourraient bien finir par constituer un tiers-film, une pratique d’artiste, une dés-œuvre tout à fait contemporaine. De quoi, en tout cas, entrer dans le vif du sujet : Quelle est donc cette petite machine célibataire qui ronronne en permanence même quand les grosses machineries du cinéma sont en chômage ? Quelle est donc cette petite veilleuse imperturbable, ce cinema povera basse consommation ? Des petits films de rien qui alimentent La Fabrique des films ? À vous de voir !

Vues de l’exposition

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