Ces textes sont issus de courriers électroniques et de retranscriptions de séances de travail pendant la préparation de l’exposition entre les mois d’octobre 2011 et janvier 2012.
// Erik Bullot
Pour ouvrir la partie, je vous livre quelques éléments de réflexion personnels. Je suis très excité par l’hypothèse théorique de l’exposition. Je m’aperçois que le mode de présentation de mes films correspond de plus en plus à un mode performatif. J’accompagne mes films de ma présence, je les bonimente. Je présente aussi souvent, depuis un an ou deux, des fragments de films en cours, des essais de montage, des séquences préparées spécialement pour l’occasion, oubliées ensuite dans la mémoire de l’ordinateur. Caractère labile du travail. Aussi présenter un film en cours me séduit-il a priori. Il s’agit toutefois d’anticiper la corrélation entre la performance qui aura lieu lors du séminaire et les traces qui en seront offertes dans l’exposition. J’hésite encore. L’exposition sera-t-elle la simple trace documentée de l’événement (photographies, texte préparatoire), ou la présentation d’une nouvelle pièce autonome (installation, film), réalisée lors de la performance ? Par exemple, la conférence pourrait se transformer en séance de tournage et sa trace en serait le film. L’archive est devenue le film.
En un sens, l’archive est première.J’hésite entre ces deux formes. Vous ai-je dit que mon projet, depuis quelque temps, tourne autour de la ventriloquie ? Sans doute le dédoublement propre à la ventriloquie induit-il une manière de double bind. C’est précisément cette situation indécise qui m’intéresse, à vrai dire, entre œuvre et processus, mais aussi document et fiction, factualité et facticité.
// Noëlle Pujol
J’ai apporté des choses. Je ne sais pas si je les montre, si je les montre et si j’en parle. Tu te souviens des cinq minutes du prologue de Visite à domicile ? Un homme est dans un lit… J’avais l’impression de ne pas être allée au bout de cette histoire. Cela vient d’un projet de film plus long. J’ai commencé à écrire à partir des retranscriptions et de choses imaginées. Puis, au cours de ce travail, je n’arrivais pas à écrire, alors des scènes ont émergé par le dessin. Ensuite, ce projet de film est passé par une exposition. Il existe aujourd’hui deux films et une série de dessins. Ce qui m’intéresse, c’est de parler de ce processus : un film au début envisagé comme un long-métrage, morcelé en deux films. Aujourd’hui, il y a ce long plan-séquence, Histoire racontée par Jean Dougnac, puis une deuxième partie, Le dossier 332, qui est un récit rédigé à partir de documents d’archives de mon dossier de la DDASS – des textes écrits par des assistantes sociales entre 1973 et 1993.
// As-tu eu accès à ces documents te concernant ? AD
// Me concernant, et concernant ma famille. En fait, c’est comme un dossier de production de films. J’en ai ramené une partie. Ces documents sont devenus le récit du film, il est lu en voix off. NP
// On voit les documents ? CM
// On ne voit pas les documents. C’est devenu un récit. Il a fallu faire un montage à partir des lettres, recomposer. Après, ce sont des listes, des notes, des factures. Ce qui me plaît, bien que ce soit une histoire personnelle, c’est que ça déborde. C’est presque le portrait d’une administration. Il y a un développement dans l’écriture, quelque chose devient plus humain dans les années quatre-vingt-dix.
Ce que j’aimerais montrer c’est un sous-dossier qui s’appelle Vêture : lorsque tu es placé à la DDASS, la personne qui t’élève est payée et reçoit de l’argent pour tes vêtements ; on appelle ça la vêture. J’ai tous les tickets de caisse des vêtements achetés depuis que je suis enfant, jusqu’à ma majorité. On peut suivre l’achat des premiers soutiens-gorge, jusqu’à la période où on devine que je m’achète les vêtements seule. J’ai retrouvé tout ça. Dans le film, je lis la liste de vêtements, comme là : soutien-gorge, le 20 mai 1989, Prisunic, 75 francs ; un soutien-gorge, le 27 mai 1989, Étam, 100 francs ; une robe, le 27 mai 1989, Tilleul menthe, 273 francs ; une robe, le 29 mai 1989, New style, 385 francs ; une robe, 3 juin 1989, Jeans tonic, 340 francs ; un pull, 24 août 1989, Benetton, 110 francs. NP
// Tu pourrais déplier cette documentation ? CM
// Je ne sais pas encore si c’est tout le dossier ou une partie. J’aime bien ces tickets de caisse. Et cette liste fait s’incarner un personnage. Si je lis la première lettre : « Saint-Girons, 24 janvier 1973, à Madame le Directeur des affaires sanitaires et sociales ; Madame le Directeur, j’ai l’honneur de vous informer que l’enfant Pujol Noëlle, née à la maternité de Saint-Girons le 18.12.1972, a été confiée par nos soins, après une liaison avec Mademoiselle Pêche, inspectrice de la DDASS, à Madame Garcia, demeurant à Moulis, laquelle avait formulé une demande de gardienne, dont le dossier est en cours. L’enfant a dû être retirée de la maternité, les services ne pouvant plus assurer sa surveillance en raison du manque de personnel. Tout ceci a été fait en l’absence de Mme Durant, empêchée par maladie. Veuillez agréer, Madame le Directeur, mes sentiments respectueux. » On reconstitue une histoire et en même temps, on révèle un type de récit qui est assez dur dans ces premières lettres. Il y a aussi l’attrait pour les beaux-arts, qualifié de projet utopique. J’ai une série de quinze dessins. Je ne pense pas tous les montrer. J’en choisirai un ou deux. NP
// Philippe Terrier-Hermann
J’ai deux idées pour l’instant. Revenir sur la manière dont j’ai travaillé pour La Dérive, sur les influences artistiques et littéraires du film. C’est sans doute intéressant mais très académique d’interroger uniquement ce système de référence d’un film. Ma seconde idée est liée au travail que je viens de réaliser, qui est en soi une sorte de film mais qui n’en est pas un. J’ai constitué une banque d’images, comme j’ai souvent l’habitude de faire dans mon travail photographique, qui fait référence à des films que je ne ferai pas. Je suis parti en Californie. J’ai travaillé avec des acteurs et des actrices français et américains. Et à partir d’une image, potentiellement extraite d’un film, je cherche à parasiter le monde du cinéma, à faire naître d’elle-même une fiction. Moi, je ne crée que des images avec des références très différentes (teenage movie, policier, surréaliste). Le résultat de ce travail est une sorte de tétralogie, quatre films avec chacun un titre et une date. On est dans la fiction. L’exposition est sans doute le moment d’expérimenter cette fabrique des images
// Il faut que tu voies ce que tu as le plus envie de faire, que ce soit du côté de l’introspection ou du côté de la fiction. Si l’on convie plusieurs artistes, c’est pour que chacune des questions soit redonnée d’une manière différente. Je ne suis pas du tout effrayé par le côté académique de ta première proposition. Mais l’autre projet amène à considérer l’hypothèse suivante : que serait ce film que tu n’as pas fait ? Paradoxalement, alors que l’exposition est un moment de documentation et d’archives, elle pourrait être aussi le moment de proposer le film que tu ne feras pas. CM
// En l’occurrence, ce second projet s’est construit comme une documentation. C’est pour ça que, dans ce projet d’exposition, il s’agirait de faire comme si le film existait. Être dans une forme de jeu. P.T-H
// J’aime l’espèce de spirale infinie de ton premier récit. Un récit est lui-même fondé sur un autre récit, qui lui-même en sollicite un autre. J’aime cette prolifération. Lorsque tu tires un fil, tu fais revenir à la surface d’autres moments. Mais ce qui m’intéresse dans la seconde proposition est le fait qu’un film puisse exister au conditionnel. Je pense à Chris Marker car c’est ce qui se passe dans Sans soleil. Il raconte un film qu’il aurait pu faire. Cela appartient à la nature du récit que de se construire sur sa possibilité d’existence. Un film se rêve. Un récit pourrait donc mieux exister au conditionnel que dans la réalité. Ce qui est déconcertant pour un récit puisqu’au lieu de se constituer comme un référent réel, il se constitue comme une potentialité. JB
// Philippe Fernandez
Est-ce que je vous avais montré ces images ? Ce qui m’intéresserait, c’est de parler du film, que je tournerai normalement quelques mois après l’exposition : Cosmodrama, que j’ai écrit en deux ans, entre 2008 et 2009. Dans les moments d’écriture, pour reprendre du souffle, je passais pas mal de temps à faire des images sur Photoshop. C’est en faisant ces images que le scénario s’est construit. Il y a eu une écriture… des choix de scènes, voire de mise en scène, en fonction de ces recherches. Je mettais à plat une idée, y compris un titre, des situations, des décors, des personnages, des costumes, des idées parfois un peu farfelues, liées à la science-fiction. Il y a des choses très importantes dans le scénario qui viennent de ces images. Est-ce que je mets les personnages sur une planète ? Est-ce qu’ils ont des combinaisons ? Est-ce qu’ils sont dans leur costume de ville ? Est-ce que leur vaisseau est un vaisseau ordinaire ? Une forme géométrique, purement graphique ?
Les décors sont nés à partir d’idées graphiques, d’images en fait. Cela construit des situations. L’autre élément d’écriture est la documentation scientifique, puisque j’avais envie de raconter notre vision de l’univers depuis deux siècles, la vision moderne du cosmos. La cosmologie moderne. J’en avais une très mauvaise connaissance, je me suis donc documenté. Ce qui pourrait être exposé également est donc la bibliothèque qui m’a servi. On pourrait exposer les livres ou une photographie de tous les livres que j’ai achetés pour écrire le film. Plus les articles que j’ai pris sur Internet ou ma collection d’articles de Science & Vie… Je pense que je pourrais mettre en scène cette documentation, en face des images. Cela me semble le mieux pour parler de la façon dont le film s’est construit.
Au-delà de leur aspect de communication, ce qu’il serait intéressant de présenter dans l’exposition, c’est le processus d’écriture que ces images entraînent. C’est un mode d’écriture et de pensée visuel. Maintenant, il faut arriver à le réaliser.
// Que dire sinon que nous sommes au coeur du sujet ? JB
// Je pourrais aussi alterner des extraits du scénario avec ces images. Rendre visible la prédominance de l’image sur le texte.
C’est ce processus qui est intéressant : je dessine une image, j’écris une scène… Cet aller-retour. Des images qui sont elles-mêmes impliquées dans un processus de lecture puisqu’elles sont elles-mêmes redessinées…
// Christelle Lheureux
En ce moment, je travaille sur un long-métrage pour la salle. Autant profiter de l’exposition pour l’interroger, ce sera nourrissant, autant pour le film que pour moi. Dans un an, je n’aurai pas encore tourné. Je pars faire des repérages en Thaïlande en décembre. Ainsi, au mois de juin, au moment de l’exposition, je disposerai d’images de repérages de différents sites. Il va aussi y avoir une période de casting. Ce matériel, plutôt que de l’utiliser uniquement pour le petit groupe de travail lié au film, je peux lui donner une deuxième vie. Et cela peut même m’inspirer un peu plus.
Ce qui m’intéresse beaucoup, ce sont les lectures préparatoires avec les comédiens, les discussions de préparation. Quitte à me retrouver à monter cette matière, cela peut m’aider à préciser la direction des personnages, ma direction d’acteur. En tout cas, c’est une matière que j’ai bien envie de manipuler, bien que ce soit un moment de recherche. Comment incarner des personnages_? Comment diriger les acteurs_? Les personnages, je les cherche tout le temps avec les comédiens. Un peu classiquement, en fait. Mais je suis incapable, pour l’instant, de dire ce que je pourrai exposer.
// Thomas Bauer
Je vais travailler sur un instantané : là où j’en serai de mon projet de film au moment de l’exposition. J’ai déjà des documents, des textes. J’ai commencé à l’écrire en Bulgarie, où je vais tourner. Dans le cheminement de l’écriture, je vais être amené à penser au fait que ça va être montré. Je m’appuie sur des écrits, des photographies, des recherches sur la Bulgarie. C’est très large pour l’instant. C’est un film sur le retour à l’animalité qui n’est pas un stade régressif. C’est l’histoire d’un homme qui s’introduit dans une meute, mais pas pour la dominer. Il s’introduit juste dans la meute.
// Alain Declercq
Au départ j’allais proposer un travail autour de mon film Mike. Mais, en fait, il y a un projet que je traîne depuis des années.
// Celui dans le désert ? CM
// Non, un autre. Et je ne m’en sors pas_; je n’arrive pas à tourner et je me dis que cet espace d’exposition pourrait être la finalité de ce projet. Vous voulez que je vous raconte ? Au départ, je m’intéressais aux différentes façons de dire un texte. Évidemment, vu mon travail, je m’intéresse au témoignage, à la contrainte. « Tu es pris en otage et tu dois lire une revendication ; mais ce n’est pas toi qui l’as écrite. » J’ai recensé un certain nombre de textes qui m’intéressaient. Souvent autour de témoignages d’anciens responsables des renseignements généraux, de la DGSE, de la DST… J’ai commencé à tourner, au départ, avec les personnes en question : ce type a écrit un bouquin et je lui fais lire un extrait de son livre. Il s’agissait de travailler sur le décalage entre l’action vécue et l’action racontée. J’ai décidé de travailler avec un écrivain. Quelqu’un à qui je fournissais de la matière. Je trouvais que ce qui manquait c’était un lien entre tous ces témoignages. Je voulais créer une narration plus complexe. Mais cette personne n’a pas été très efficace. Elle n’a pas livré les textes que j’attendais. Je me suis retrouvé à New York pour le tournage mais sans scénario. J’ai tourné un peu mais je n’étais pas content. Surtout, je ne trouvais pas comment aborder la narration. Une dizaine de personnes sont déjà filmées. À chaque fois, quelqu’un face caméra lit un texte. Le livre agit comme un filtre. Il s’agit bien de l’histoire de cette personne. En tout cas, c’est son livre. Mais je ne m’en sors pas. Le projet est foutraque.
// Tu penses que l’exposition pourrait résoudre cette équation et donner un lieu temporaire à ce travail ? CM
// Oui. Je n’ai pas envie de présenter mes difficultés mais d’exploiter ce projet non résolu. AD
// Christian Merlhiot
L’été dernier je suis parti travailler au Japon sur un projet que très vite j’ai senti impossible à réaliser. J’ai rebondi sur un autre film qui s’est improvisé sur place. C’est autour de ce motif d’improvisation que j’aimerais travailler pour l’exposition. Il n’y a pas eu de phase d’écriture et j’en étais heureux parce que je travaille parallèlement sur un projet qui s’épuise dans l’écriture. J’ai commencé par choisir un lieu : un village près de Kyoto. Intuitivement, j’ai senti que ce lieu était une bonne plateforme d’observation. Au début j’y suis allé pour rencontrer les habitants et prendre des photos. J’ai fait des tirages que j’ai apportés à chaque personne quelques jours plus tard. Puis j’ai invité un ami comédien à m’accompagner. Il proposait aux habitants de les aider, comme un journalier. J’ai filmé leur travail et d’autres situations qui le prolongeaient. Après trois semaines, je me suis retrouvé avec des images mais pas vraiment de film en tête, je ne voyais pas de construction. Alors, j’ai extrait des rushes un peu plus de 150 images que j’ai tirées comme des cartes postales. J’ai commencé à composer des bandes pour créer des séquences. Je les ai assemblées au mur en réfléchissant à différentes chronologies. J’avais devant moi un synopsis visuel du film. Je pouvais construire des rapports d’espace et de rythme entre les séquences, plutôt qu’un axe temporel basé sur le récit. J’ai construit le premier montage du film à partir de ces images et j’ai commencé une série de va-et-vient entre le synopsis visuel au mur et le montage sur l’ordinateur. En fonction de l’un, j’adaptais l’autre. D’un côté, je pouvais saisir tous les éléments dans un instantané visuel ; de l’autre, faire l’expérience de la temporalité du récit. Je vais parler de ça dans La Fabrique des films. J’aimerais exposer un moment de ce montage.
// Nora Martyrosian
Mon film va se passer sur un territoire entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan où le conflit armé s’est terminé par un cessez-le-feu en 1996. Ni guerre, ni paix, le statu quo est toujours d’actualité aujourd’hui. Cette situation de conflit très particulière est le point de départ du film. Cet été, j’ai rencontré une femme qui a eu la main gauche paralysée. Elle brode les images d’un livre qui s’appelle Les Aventures du brave soldat Schweik. Elle essaie de tirer des images de ce texte et de les colorier. Je l’ai filmée en train de broder et j’ai filmé son ouvrage. J’aimerais travailler sur ce va-et-vient entre texte et image : comment le texte devient image ? Comment l’image devient texte ? Le but, c’est de faire un film mais plus j’avance plus le film s’éloigne…
// Jean Breschand
J’ai avec moi les diapositives qui ont servi à faire Je vous suis par la présente, un film qui date de 2001. C’est le premier film que j’ai fait à partir de photographies projetées. Ce que je voudrais raconter, c’est l’histoire de ce dispositif, comment j’en suis arrivé là.
J’ai fait un autre film à partir du même dispositif, L’Aménagement du territoire. Et je compte, un jour, en réaliser un troisième. Mais pour l’instant, c’est très embryonnaire. Parallèlement à d’autres projets qui sont clairement du côté documentaire ou du côté de la fiction, ce premier film est donc un moment particulier. Il m’a permis de comprendre comment j’allais aborder la fiction au sens où on l’entend couramment. J’y aspirais depuis un moment, sans trouver la manière de le faire.
J’étais parti faire les repérages d’un film dans les montagnes du nord-est du Portugal, sur un site préhistorique. Il y a là des pierres qui suivent un cours d’eau, des pierres très basses. Et il y a des gravures d’équidés et de bovidés qui affleurent. Au début, on ne les voit pas, parce qu’avec l’érosion, les dessins sont effacés. Et puis tout d’un coup on les voit : l’œil s’exerce et on découvre que les images prolifèrent. Il y en a des milliers, c’est très étonnant ! J’étais parti avec une caméra super 8 en me disant que le film se ferait là. Mais ne réussissant pas à filmer ce que je souhaitais, je me suis décidé à prendre des photographies même si je n’étais pas satisfait de m’en tenir là. Chemin faisant, je me suis dit que je filmerais ces images. J’ai commencé à réfléchir et j’ai compris qu’il fallait que je trouve un dispositif pour rendre vivantes ces photographies. J’ai imaginé les projeter sur un drap tendu entre deux arbres. J’avais une idée très précise des arbres dans une propriété qui appartenait à mes grands-parents. Je trouvais beau ce dispositif d’images flottantes mais j’ai fini par comprendre que ce qui était important, c’était d’être à l’intérieur des images. J’ai composé des éventails en rapprochant des photos pour les choisir et voir comment elles se parlaient entre elles.
À la fin de l’été, j’ai passé quelques jours dans le grenier d’une maison et mis en place le dispositif du film. Il y avait un drap tendu, la caméra et le projecteur alignés dans le même axe. Avec mon équipe, on a expérimenté toutes les manières de redonner de l’air à ces photographies. Du vent, de la pluie, des brumes de chaleur. Aujourd’hui, je sais que j’ai à nouveau envie d’expérimenter ce dispositif mais cette fois en introduisant des corps, des comédiens. Pourquoi cela m’intéresse ? Cela fait quelque temps que je m’interroge sur les conditions d’existence de certains récits. En quoi les récits cinématographiques qui nous environnent éclairent le monde où nous vivons, ou en quoi ils le recouvrent ? J’ai le sentiment qu’il est extrêmement difficile de faire exister un type de récit qui ne soit pas uniquement de la consolation. Ce qui est occulté à travers les débats sur le scénario, l’articulation des financements entre télévision et cinéma, c’est la question politique de la fabrique des histoires. C’est quelque chose qui est très peu pensé et que l’on occulte au profit des clichés. C’est une réflexion que j’essaie de construire pas à pas. La Fabrique des films me permet de formaliser ce questionnement. On se raconte rarement comment on travaille. On le fait avec des amis, mais on est très peu sollicité sur ce terrain. Au fond, peut-être qu’une image ne se construit pas uniquement de sa fabrique mais aussi du récit que l’on fait au fur et à mesure de sa fabrique.
// Valérie Mréjen
Ma première idée était de travailler autour de Chamonix, un court-métrage qu’on peut voir sur le site de pointligneplan. En fin de compte, je me suis dit que c’était plus intéressant de partir d’un travail récent. Je vais donc parler d’un film que j’ai tourné l’année dernière avec Bertrand Schefer alors que nous étions au Japon. On était partis sur une adaptation libre de Sei Shonagon, puis on s’est laissés complètement guider par ce qui nous a fasciné là-bas. On s’est dit : on a une caméra, une chef opératrice, elle arrive demain : il faut tourner des images. Pendant trois semaines, on a filmé. C’était une sorte de tentative d’épuisement d’un lieu tokyoïte. On a filmé tous les jours à Shibuya, surtout des jeunes filles. Des « shibuyettes », des filles qui ont des looks de poupées. Je voudrais raconter la façon dont on a décidé de faire ça. Comment improviser quelque chose dans la rue ? dans une langue qu’on ne parle pas ? dans un pays où on est étranger ? On était donc à Shibuya pendant trois semaines. Il y a tellement de monde qui passe à ce croisement, qu’on a la sensation d’un déversoir humain. Dans le film, on commence par des plans de ville et un plan du monorail qui va sur l’île d’Odaiba filmé de nuit. Une forme d’approche. Puis on rentre au cœur de la ville. On serpente au milieu des immeubles. Tout est éclairé. Ensuite, on filme le croisement de Shibuya, on commence à voir des plans volés de ces filles qui se remaquillent, attendent un rendez-vous, parlent au téléphone. Mais les plans sont filmés à distance. Petit à petit, on s’installe dans le dispositif. On pose la caméra. Une assistante bilingue nous aidait à les interpeller à la sortie du métro. On leur demandait si elles voulaient poser cinq minutes devant la caméra. En vérité on les faisait poser beaucoup plus longtemps. On faisait durer. Au début, elles avaient l’impression que c’était comme une photo. Mais il se passait tellement de choses qu’on avait envie de continuer. Parfois on lisait une forme d’impatience, un doute. Au Japon, les gens sont très conciliants. Et aucune d’elles ne nous a vraiment stoppés. Le résultat c’est que beaucoup de choses se passent sur leur visage. Au bout d’un moment, il y a même une forme de relâchement. C’est des portraits très simples, inspirés de Chelsea Girls. Le film est sans paroles, ce qui est nouveau pour moi. D’habitude, je travaille toujours le dialogue. Mais là, le fait d’être au Japon, je me suis dit que ça n’avait pas de sens. Leur apparence, leur allure, leur maquillage, leur visage, c’était déjà tout ce que l’on avait envie de capter.
// Vincent Dieutre
Il se trouve que depuis deux ans, principalement lorsque je suis en voyage, en tournage ou en montage, je poste chaque jour sur Facebook un petit film de quelques secondes qui raconte un moment de ma journée. Pour l’exposition, je me propose de constituer une petite cinémathèque de Facebook Films. Ils racontent autant le travail que les moments de recherche. Ces vidéos sont belles au format du web et seulement dans ce format. Mais il n’empêche que dedans, il y a plusieurs années de ma vie, de quinze secondes en quinze secondes. C’est mon journal. Cette pratique pour moi est un moyen de compiler tous les éléments que j’amasse au cours des périodes d’écriture. C’est une manière de me rappeler ce que j’agrège. Et ces petites vidéos, d’une façon ou d’une autre, participent à la fabrication de mes films. Tout fait sens lorsque l’on a trouvé un axe. Ces petits films synthétisent un processus de travail si je les place en regard d’autres éléments.
// Arnold Pasquier
En juin 2011, j’ai été lauréat d’une petite bourse de réalisation au Festival Côté Court de Pantin pour un film qui s’intitule Si c’est une île, c’est la Sicile. Il sera réalisé à Pantin à partir d’ateliers ouverts aux habitants, quatre mois de travail répartis en ateliers d’improvisation et de tournage. Je n’ai pas de scénario mais il y a quand même un point de départ_: tous les artistes disparaissent mystérieusement de la surface de la terre, sans raison. Un groupe de fugitifs se retrouve à Pantin, sorte d’île idéale, et invente une forme de vie commune où ils réfléchissent à la place de l’art, la raison de leur disparition et la manière de vivre sans public, sans production, sans diffusion. Le film propose une réflexion sur la place de l’art dans la société et invente une forme de communauté amoureuse. Le tournage débute la semaine prochaine. Pour revenir au projet de La Fabrique des films, je m’inspire pour ce film d’une technique d’improvisation inventée par Pina Baush qui travaillait à partir de mots clés ou de phrases qu’elle proposait à ses danseurs. Ces propositions d’improvisations constituaient petit à petit le spectacle. Dans le cadre de mon projet à Pantin, nous rencontrons les différents acteurs artistiques et culturels de la ville. Je présente le projet à tous les cours de théâtre, de danse… Je laisse des documents. Les gens peuvent s’inscrire. C’est une sorte d’appel à participation auprès d’un public ciblé que je ne maîtrise pas. Pour parer à cette inconnue, j’ai constitué un groupe d’amis_: artistes, danseurs, qui vont assurer quelques ateliers pour tester la méthode. L’idée, ensuite, c’est que ce groupe s’étoffe au fur et à mesure du projet. Pour La Fabrique des films, j’ai sélectionné à peu près cent-cinquante phrases, comme autant d’entrées dans le film. Elles ne sont pas encore dans l’ordre. C’est un catalogue de notes. Pour moi, chacune de ces entrées est une proposition de scène, une proposition de fiction. Dans l’exposition, je vais expliciter cette méthode.
// Bouchra Khalili
Par essence, mon travail n’est pas archivistique. Pour différentes raisons, principalement les conditions dans lesquelles je travaille, mes films ne laissent pas de trace. Je n’ai pas d’équipe, pas de scénario. Je travaille dans des endroits où je ne suis pas censée être, avec des populations clandestines. Les conditions de tournage sont elles-mêmes clandestines, il faut effacer les traces que le tournage peut éventuellement produire. Participer à La Fabrique des films m’intéresse parce que c’est problématique pour moi. Je réfléchis à la question suivante pour l’exposition : À quoi peut ressembler la trace d’un travail qui n’a pas de trace ? Comment produire une archive qui ne soit pas une simple pirouette ? Une archive qui n’ait pas l’aspect malin que recouvre le mot aujourd’hui dans l’art contemporain ? J’ai donc revu le Scénario du film Passion : on tourne le film et après on écrit le scénario. J’en suis exactement là. Produire une trace de projets qui n’en ont pas produit m’intéresse, notamment autour de la série Mapping Journey.
// Julien Loustau
Le travail que je vais proposer pour La Fabrique des films se développe autour d’un projet que je mène depuis trois ans. Je suis allé filmer des vestiges archéologiques dans différents pays, en Syrie, au Soudan, en Égypte. Pour résumer le projet, je voulais entremêler ces ruines par le biais du montage, créer une géographie fictionnelle pour faire se côtoyer différentes civilisations. C’est un projet profane qui convoque une réflexion autour du temps, de l’histoire et de quelques figures de la fiction d’aventure. De l’écriture au tournage, les choses se sont passées de manière évidente. Ensuite, j’ai rencontré des problèmes classiques dans l’élaboration d’un film. Mais ils ont pris des proportions monumentales. C’est tout ce processus et les obstacles pendant ces trois ans de travail que j’ai envie de décliner dans un texte pour le catalogue. Visuellement, je présenterai une série de timelines qui reprennent différentes étapes du montage. Et comme le film est composé de plans fixes, les photogrammes sont assez fidèles aux plans, sauf dans leur durée. Le montage a pris beaucoup de formes différentes mais aujourd’hui, il revient à sa forme d’origine. Le problème pendant le montage était d’abord de voir que le film devenait exactement ce que j’avais projeté. Ça a produit une sorte d’angoisse et à partir de là, je me suis demandé s’il pouvait devenir autre chose. Cette question a recouvert tout le processus de montage. Le film, tel qu’il avait été écrit, pouvait-il aussi devenir autre chose_? En fait, j’ai le sentiment que toutes ces questions se retrouvent dans le film final. Le paysage se déploie et à l’intérieur du paysage se développe une bande sonore qui établit un dialogue entre les monuments. Finalement, il n’y a pas de mots, pas de récit. Très vite, le montage est devenu un jeu de construction, un espace de promenade qui s’est substitué au travail de montage.
// À quel moment le montage devient une promenade, dans le processus que tu racontes? JB
// Lorsque ça devient un immense jeu de construction dans lequel je trouve un autre plaisir que celui de fabriquer un film. Le montage est devenu une sorte de labyrinthe, de piège dans lequel je me suis perdu. À un moment, j’ai eu le sentiment de me trouver face au paradoxe de désirer terminer ce film mais d’en être prisonnier. C’est classique sans doute, mais dans ce projet ça a pris des proportions particulièrement fortes. Le film s’intitule Archéofiction. La Fabrique des films devient l’endroit maintenant où je peux traiter ces questions et laisser le film à ce qu’il doit être. JL
// Ange Leccia
Je vais vous raconter une histoire. J’ai dans l’idée de faire un film sur Don Quichotte. Bien sûr, je n’ai jamais lu Don Quichotte et n’ai jamais vu d’adaptations filmées non plus. Je connais à peine l’histoire. Mais le film commence à prendre forme dans ma tête. J’ai commencé à faire des repérages avec mon fils et il est arrivé une chose qui n’était pas du tout prévue. On était dans un endroit complètement perdu en Corse. Une mobylette s’est approchée de nous avec une fille dessus, une touriste. Elle était espagnole. Alors, je lui dis en rigolant qu’on tournait un Don Quichotte et elle s’est mise à réciter des passages entiers du livre_! Habité par ce projet, j’ai raconté mon travail à un ami qui m’a demandé si je connaissais le making of du tournage de Terry Gilliam, Lost in La Mancha. Peu de temps après, cet ami m’envoie le DVD. Je me prépare à le regarder, je m’installe, je prends le boîtier, j’enlève le plastique, j’ouvre la pochette, la pochette est vide…