Habiter l’image projetée

0
2908

Entretien avec Filipa César

Filipa César- - 2012
Filipa César- Cacheu- 2012

Définiriez-vous les films Mined Soil ou Cacheu comme des films performatifs?

Inventer un terme ou un genre est toujours un geste intéressant, c’est comme lancer un sort — même si cela n’existait pas auparavant, une fois nommée, la chose devient son nom. Étymologiquement parlant, tous les films doivent beaucoup au geste performatif. Du vieux français, parfornir — « fournir en entier, achever de fournir ».

Cacheu (2012) représente une initiation importante et formatrice pour mon travail. Je me débattais avec des forces contradictoires au sujet de l’utilisation de la voix-off. Je m’intéressais à son fonctionnement dans la tradition des films-essais réflexifs de gauche. En 2009-2010, je menai des recherches sur le vocabulaire cinématographique des images en mouvement coloniales britanniques — des films principalement distribués en Afrique et en Asie et produits par les British Colonial Film Units. J’étais perplexe devant la fonction autoritaire de la voix désincarnée, omniprésente, appliquée aux images. Un ton didactique qui vous prend la main et vous guide pour une promenade apaisée, par un doux chemin non-critique, vers la damnation éternelle. Je m’intéressais à ces conflits diégétiques : le discours qui contredit l’image, le narrateur invisible et omniprésent des films pédagogiques et de propagande. Depuis que je travaillais sur des questions coloniales, je voulais éprouver cet élément de désapprentissage ou de réapprentissage. Cacheu a été conçu pour rapporter la voix toute-puissante à l’intérieur du corps, un corps féminin, et le corps sur l’image, afin qu’il ne parle pas seulement de l’image, mais l’habite. En ce sens, l’aspect performatif était un moyen d’articuler mon conflit avec la voix off.

J’étais également préoccupée par la matérialisation de la personne qui parle dans mes premiers films — dans Porto 1975 (2010) à travers un répondeur téléphonique et dans The Embassy (2011) par les mains douées de parole de l’archiviste manipulant, subvertissant et relisant le violent album photos colonial.

Dans Cacheu, la présentatrice, actrice, Joana Barrios raconte l’histoire des statues coloniales détrônées, errantes, mortes-vivantes et leur vie animée à la manière d’hommes de pierre effrayants, présents seulement dans une série de films ou de documents. Une vie insaisissable à l’œil nu. J’attendais de la voix didactique qu’elle exprime un récit déplacé, un véritable fantasme — le subliminal florissant des forces néocoloniales. Au départ, l’actrice Joana Barrios explique l’opération dans laquelle elle va se lancer : « faire remonter l’histoire dans l’image » et  « renvoyer les images au grain de la gélatine animale : le film de celluloïd ». Évidemment, je recherchais des formes, non seulement pour tenter une déconstruction du récit colonial, mais aussi pour utiliser leurs imaginaires cognitifs d’une manière différente.

Je ne m’intéresse pas aux dénonciations telles que « le colonialisme est le mal ». C’est une phrase rhétorique et sans espoir. Je m’intéresse aux mécanismes épistémologiques toujours en vigueur derrière une telle affirmation, et qui légitiment les constructions coloniales violentes. Même s’il y a le fantasme que nous sommes dans des temps postcoloniaux, les synapses coloniales sont encore les circuits le long desquels le courant passe. C’est un élément fondamental qui prévaut, opère et façonne la politique occidentale actuelle et l’attitude des citoyens. En guise de déclaration contemporaine concrète, disons que le mouvement d’immigration en Europe aujourd’hui n’est pas seulement le plus important mouvement social du XXIème siècle, comme l’a dit Angela Davis, mais c’est aussi un cordon de sécurité messianique qui pourrait conduire les Européens postcoloniaux vers la rédemption à travers un changement cognitif. Ce n’est pas l’occasion pour les immigrants de s’intégrer en Europe, mais plutôt l’occasion pour les Européens de s’intégrer au monde.

Je m’intéresse à l’ampleur esthétique avec laquelle le colonialisme cognitif se perpétue au-delà de son contexte politique. Antonio Negri et Michael Hardt dans Multitude ou Edouard Glissant dans Poétique de la relation offrent des points de vues décisifs à ce sujet.

Cacheu propose un rituel destiné à déconstruire les récits historiques unilatéraux afin de ramener le récit colonial à la production des images et l’image coloniale à la question animale.

Il serait également intéressant en premier lieu de définir le sens de « performatif ». J’accepte l’appropriation historique du mot « performance » et respecte ses réappropriations apparues au cours des dernières années. Mais, pour moi, le mot reste très connecté aux racines étymologiques de « quelque chose d’accompli » : une forme complète ou la réalisation ultime d’une machine, la performance d’un moteur. Quelque chose de complet, fini, clos. L’humilité de ma pratique favorise un programme moins clos, plus ouvert. Sans doute ma pratique bénéficie-t-elle des mêmes moyens que l’essai pour essayer d’expérimenter, de ne pas fermer, de ne pas être sûre, de tester, d’essayer, de spéculer.

Le film en tant que médium implique toujours une pratique cinématographique expérimentale et essayiste. Je ne réalise pas des images en mouvement en vue d’un résultat final, c’est-à-dire le film comme produit. Faire une œuvre basée sur l’image en mouvement est un moyen, non seulement dans le sens d’un médium — transmettre quelque chose à quelqu’un —, mais également pour passer moi-même à travers quelque chose. Introduire l’équipe et moi-même dans un rite cinématographique, un transport vers une certaine strate trouble. Quelque chose se situant entre ce que Serge Daney appelait la contrebande et un rituel de passage pré-moderne.

 

Quel est le rôle ou la fonction de votre présence physique dans Mined Soil ?

Mined soil est une œuvre inachevée, je voulais accomplir une action beaucoup plus matérielle mais, au final, c’est devenu plutôt un ciné-tract. Ce projet aurait dû se terminer par un mouvement social contre la mine d’or expérimentale de Boa Fé — empreinte matérielle, sur le sol portugais, du fantasme d’un autre territoire endetté. En fait, un arrangement néo-colonial connu autorisant et maintenant l’exploitation étrangère. «Vous nous devez quelque chose, nous sommes donc autorisés à exploiter le sol sous vos pieds ». J’étais en colère contre la teneur du discours sur les crises financières portugaises. Je lisais l’anticolonialiste Amílcar Cabral à cette période. Je reliais le Cabral stratège de la guérilla au Cabral ingénieur agronome examinant le sol. Cabral fut à la fois un penseur précoce, conscient de l’Anthropocène avant même que le terme ait été inventé, lisant le sol comme l’inscription d’un corps politique, et un matérialiste historique utilisant cette lecture comme une arme contre l’oppression coloniale et l’historicisme occidental.

Ici encore, il y a la façon d’habiter l’image, énonçant par la parole mes recherches et simultanément lisant mes pensées et les citations d’autres auteurs·es. Je voulais rendre visible la façon dont les images sont produites au moment même où elles sont reçues et sont, de ce fait, toujours réflexives. Je projette également une ombre sur elles.

 

Êtes-vous une actrice, une conférencière ou une réalisatrice?

Je fais des films, donc cinéaste est probablement ce qui me définit le mieux. Mais, pour moi, faire des films c’est faire de la pratique cinématographique une quête. Je vois la réalisation de films comme une sorte de rituel, à la manière souvent d’une cérémonie collective convoquant les problèmes, une manière de méta-cinéma. C’est aussi un endroit où tester la coopération entre les gens. On peut faire des films sur des questions politiques et sociales et, au cours du processus de fabrication du film, traiter l’équipe ou les sujets comme un dictateur oppressif. Pour moi, il s’agit toujours du geste de faire, et ce geste aura une incidence sur tout ce qui va passer au travers. Je m’intéresse à ce conflit : la façon dont on veut être libérateur et critique en termes de contenu, en se focalisant sur les idées importantes, et ce qui se passe finalement dans le processus de fabrication. Il est facile de faire des films politiques, mais c’est un défi de faire des films à travers un geste politique. La forme juste est nécessairement éthique.

 

Comment pourriez-vous décrire la relation entre conférence et film dans votre recherche?

Mes lectures marquent souvent un croisement au cours de mes recherches qui peut se conclure par un film, mais pas nécessairement. J’aime utiliser les images ou les sons comme des lieux, même les images en mouvement sont des lieux, que nous pouvons habiter.

J’ai commencé à faire des films pour les galeries et les musées. J’ai d’abord vu mes films dans des white cubes ou dans des espaces en plein air avant de les voir au cinéma. C’est lorsque je commence à refilmer l’image projetée que mes films entrent dans la salle de projection. Je suis me suis beaucoup intéressée à l’étape du « visionnage des rushes », parce que vous ne regardez pas vraiment ce que vous avez filmé, c’est une vision tout à fait nouvelle. En regardant les rushes, vous voyez finalement une nouvelle image, et cette image devient partie intégrante de la situation dans laquelle vous êtes. Voir un film au cinéma donne lieu à la réalisation d’un autre film par chaque spectateur. D’une certaine façon, je ne peux jamais voir les images en mouvement sans cette dimension élargie, le spectateur devient l’usager. Mes films proposent cette image habitée, recadrée, qui produit une cadence et une mise en abyme – encore une fois, un passage.

 

Pourriez-vous rapidement décrire votre pratique et votre relation aux archives ? Pourquoi êtes-vous si engagée sur cette question ? Performez-vous le document ?

Je ne m’intéresse pas particulièrement aux archives, Je m’intéresse davantage au fait que les documents sont utilisés comme des moyens de pouvoir sur quelque chose ou quelqu’un. Jacques Derrida a écrit à propos de l’origine du mot archive — le commencement du commandement —, le début du pouvoir. Je me suis intéressée à cette idée de regarder les documents, les images non pas comme des traces du passé, mais comme des objets présents. Je veux dire que toutes les images sont scientifiquement situées dans le passé, du fait que la lumière a besoin de temps pour arriver à nos pupilles et être décodée par notre cerveau. Tout ce que nous percevons est au passé. Mais ce dont je me souviens, c’est que les images et les documents sont des organismes comme l’est la pierre inscrite par le temps. Pourquoi une cicatrice sur la surface de la peau humaine doit-elle être différente, en termes de stimulus, des traces laissées par la lumière et inscrites sur la surface d’un film en celluloïd ? Nous habitons en permanence une matière inscrite et des territoires habités par d’autres. J’utilise donc les documents, les images animées et les archives comme une matière, comme n’importe quelle autre matière qui m’entoure. Le projet de recherche collective Luta ca caba inda questionnait exactement la façon d’activer cet objet — l’archive cinématographique du mouvement de libération de Guinée — comme un lieu pour les gens où venir exprimer leurs conditions et leurs demandes.

Propos recueillis par Érik Bullot en 2016
Traduit de l’anglais par Zoé Baraton et Érik Bullot

SHARE