Noël Herpe / Mentons bleus !

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    2017, 22 min, vidéo
    Fantasmes et Fantômes, première partie
    Un film de Noël Herpe
    Sortie nationale le 4 octobre 2017
    En ligne sur notre site du 5 octobre au 2 novembre 2017

     

    Synopsis

    Les mentons bleus, c’étaient les comédiens de la Belle Epoque, seuls à ne porter ni barbe ni moustache pour pouvoir mieux se déguiser.
    La scène se passe dans un café de province, vers 1900. Un théâtreux sur le retour fait à ceux qui veulent bien l’entendre (un client ou le serveur) le récit de plus en plus délirant et désopilant de ses “succès”.
    L’arrivée d’un de ses anciens partenaires lui permet de surenchérir – jusqu’au moment où ce second larron, qu’il prend un peu trop plaisir à humilier, va se venger cruellement de ses fanfaronnades.

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    Note d'intention (été 2014)

    Je crois au théâtre filmé, qui depuis Pagnol ou Guitry est une source de création inépuisable.
    Je m’intéresse particulièrement aux “dramatiques” de l’ORTF des années soixante (de Stellio Lorenzi à Jean-Christophe Averty), où se mêlaient l’art dramatique, le cinéma et la télévision dans une expérimentation originale.
    J’aimerais rééditer à ma manière cette expérience : à partir d’une série de pièces plus ou moins oubliées, du mélodrame au vaudeville, du Grand-Guignol à l’opérette – qui me permettront de revisiter la diversité des genres théâtraux.
    J’adore ce répertoire où prime le principe de plaisir (je l’ai évoqué récemment dans un livre intitulé Mes scènes primitives), et je ne prétends surtout pas en faire un objet de musée. Il ne s’agira pas non plus de donner à ces pièces une forme cinématographique à tout prix – mais de les inscrire dans un décor artificiel, chargé de donner une certaine idée du théâtre, fût-elle naïve. Ce décor primitif mais stylisé pourra être confié à la fantaisie d’un artiste contemporain.
    A l’intérieur de ce cadre, le texte sera incarné par des interprètes non-professionnels, qui apporteront leur fraîcheur à des situations d’un autre temps.
    Premier exemple : le court métrage qui sert de pilote à ma série. J’ai choisi une pièce de Georges Courteline intitulée Mentons bleus !, et où revit toute la poésie improbable d’un certain théâtre par la voix d’un acteur hâbleur.
    Pour donner plus de puissance à cette parole, j’ai réduit le décor au minimum : une carte postale un peu jaunie, dans laquelle viendront s’incruster les acteurs. Le grain de la photo (rendu plus manifeste par les gros plans ou les mouvements d’appareil), les silhouettes immobiles qui peuplent ce café 1900 viennent nous rappeler en permanence que nous sommes au théâtre, et que les acteurs qui y paraissent sont des fantômes. Le tournage en studio à fond vert ajoute à l’abstraction de l’atmosphère : il se borne à dessiner un cadre vide, un espace purement mental où tout réalisme est interdit. Les sons eux-mêmes sont feutrés. Le mobilier, les accessoires et même les boissons se déclinent en noir, blanc ou gris, afin de mieux se fondre dans cette grisaille uniforme qui préside à l’ensemble.
    Quant à la caméra, si elle s’autorise à isoler tel ou tel détail de l’action, c’est à la manière d’une paire de jumelles qui seraient tenues par le spectateur d’une pièce. Son point de vue demeure celui du “monsieur de l’orchestre”, elle ne quitte jamais la frontalité où s’inscrivaient les films de Méliès.
    A partir de toutes ces contraintes, c’est aux comédiens qu’il appartient d’incarner l’imaginaire. Dès lors qu’ils se retrouvent filmés, jusque dans leur fragilité d’acteurs point trop aguerris, les Rapétaux, Réfléchi et autres Rondouille des Mentons bleus ! font triompher une vérité humaine inédite sur les ruines du théâtre. J’attends d’eux ce que seul le cinéma peut montrer : le surgissement du naturel.

     

    Entretien (automne 2017)

    Christian Merlhiot : Peu de films aujourd’hui témoignent d’une construction résolument artificielle des personnages, de l’action et du décor. Un certain réalisme cinématographique a lissé presque tous les effets de genre sous un vernis qui semble devenu naturel. L’abstraction narrative, là où elle perdure, se donne le plus souvent des motifs psychologiques.
    Les trois films que vous avez réalisés et réunis sous le titre Fantasmes et Fantômes semblent à l’opposé de ces tendances dominantes. De quelle vision et de quel projet de cinéma procèdent-ils ?

    Noël Herpe : Je ne me retrouve guère, en effet, dans le persistant académisme cinématographique qu’a engendré à mes yeux la Nouvelle Vague (qui l’eût cru ? Si ce n’est elle, c’est son fantôme qui n’en finit pas de se faire passer pour un jeune homme). Dans ce mélange de réalisme, de psychologisme et de sociologisme qu’on appelle le cinéma d’Auteur, et qui se borne le plus souvent à ressasser des poncifs hérités des années soixante… Il me paraît plus intéressant de convoquer des traditions oubliées, des figures de style laissées en déshérence, des genres tombés en désuétude. De se promener parmi les ruines, pour y guetter une (re)naissance du cinéma.
    J’assume d’ailleurs tout à fait l’aspect pervers d’une telle démarche. Pervers, il faut l’être par exemple pour chercher dans un texte de Georges Courteline, où monologue un beau parleur de la Belle Epoque, le point de départ d’un film. Et même d’une série de pièces filmées, dont j’ai conçu celle-ci comme le prologue. J’y ai vu d’emblée une promesse d’imaginaire, un microcosme de ces jeux enfantins où l’on fait semblant d’être un autre, tout en sachant que c’est faux et en voulant croire que c’est vrai. Un état d’innocence de la fiction, qui est menacée de toutes parts par les ombres du ressentiment et de la mauvaise conscience – mais qui se donne à voir, toute nue, sur une scène vide. Il ne s’agit pas de nostalgie. J’essaie plutôt de faire ré-advenir (d’une manière forcément artificielle) mon désir de raconter des histoires.

    C. M. : Ce premier film, Mentons bleus !, est peut-être le plus composite des trois puisque l’image repose sur un procédé de collage entre une composition photographique des alentours de 1900 et l’action des personnages reconstituée en studio. Quelle perspective ce collage cinématographique vise-t-il à déployer ?

    N. H. : Pour chacun des films qui composent cette trilogie, le choix du décor a été déterminant car c’est de lui que pouvaient naître des univers différents. Celui des Mentons bleus ! m’a été suggéré par un jeune peintre, Cyril Duret, qui était en train de découvrir les dramatiques de Jean-Christophe Averty et qui m’a aidé à inscrire les personnages dans une image (en fabriquant un dégradé de noirs et de gris en harmonie avec les teintes de la carte postale).
    La carte postale en question, que j’ai trouvée presque aussitôt sur internet, date en fait vraisemblablement des années trente. Peu importe : elle nous permettait de représenter le passé comme une idée, comme un théâtre d’ombres prêtes à se ranimer et à s’évanouir séance tenante (en respectant le dispositif frontal qui était celui de Georges Méliès). Par ce détour, nous évitions la convention qui aurait consisté à reconstituer ce petit café comme il était soi-disant en 1900. J’aime que mes comédiens soient mis sur le même plan que les silhouettes improbables qui sont couchées sur la photo. Cela m’évoque un musée Grévin, où seule la parole (la mienne, puisqu’il y a une dimension sourdement autobiographique dans tout cela) serait capable de produire une incarnation.

    C. M. : Dans ce film justement, comme le développeront à sa suite les deux autres, la présence du texte est capitale. Comment s’opère la traduction du texte de théâtre vers le cinéma ? Quelles en sont les règles ?

    N. H. : Je préférerais parler de deux principes, que j’ai mis en pratique dès Mentons bleus ! (je tiens à ce point d’exclamation, qui ajoute au titre d’origine un petit clin d’œil lacanien) : couper et découper. Couper, pour élaguer ce qui, dans les dialogues de Courteline, renvoie trop volontiers aux clichés ou aux facilités d’un certain théâtre de Boulevard ; pour tendre à l’expression pure d’un caractère ou d’une situation – et qui, à ce titre, peut toujours toucher les spectateurs impatients ou blasés que nous sommes devenus.
    Découper, parce qu’il est difficile de faire autrement lorsqu’on tourne en huis clos, dans un décor aussi contraignant qu’un studio à fond vert (ou, par la suite, des intérieurs tirés au cordeau). Mais avant tout, pour créer une écriture qui se superpose au texte, qui épouse ses mouvements et sa musicalité et en même temps se faufile entre ses lignes, en laissant le film respirer.
    Dans cet esprit, je tenais particulièrement aux secondes suspendues qui suivent la réplique: Nous ne revivrons jamais ces années-là. Quoi de plus vain que le travelling arrière qui nous éloigne alors de Rapétaux ? Il décline pourtant, je l’espère, une mélancolie tchekhovienne que la pièce ne fait qu’effleurer. De même, j’ai un peu modifié la fin, où se mêlaient les voix des trois hommes en un charivari burlesque, pour les faire disparaître tour à tour, et faire soudain exister, à l’arrière-plan, ce jardin public où s’amusent des enfants. Une fois que les messieurs à faux col sont retournés à leur poussière, il reste une présence. Une fois que le théâtre est mort, il y a encore le cinéma.

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