Séance tenante

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    par Jean-Pierre Rehm [2002]

    Pour commencer, préconisait Beckett, parlons d’autre chose. Devant nous, un mur troué d’une haute et large porte : cadre dans le cadre, source et réserve des possibles, voilà logée au centre la traditionnelle découpe dévolue au surgissement. De ce rectangle noir sur fond gris tarde peu en effet à défiler un flot d’hommes et de femmes. Se bousculant sagement dans la précipitation exigée, longeant, appliqués, le mur de part et d’autre du seuil pour éviter de passer au flou avant de déserter le champ, ces femmes et ces hommes quittent leur lieu de travail pour entrer dans l’histoire et figurer au générique absent de la célèbre Sortie des Usines Lumière. Pourquoi ce plan séquence, donné avec quelques rares autres comme inaugural du septième art, aura-t-il autant marqué l’histoire du cinéma au point d’en fabriquer le contrepoint canonique de L’entrée en gare de La Ciotat ? Et quoi dans cette scène quotidienne et triviale aura retenu les frères Lumière pour les convaincre d’en faire l’objet d’une distraction dominicale ? De nombreux arguments sans doute. Nous n’en retiendrons qu’un – le plus simpliste, le plus pragmatique : le sujet même de cette bobine, la disponibilité par définition du matériau qu’il constitue : sortie des travailleurs, entrée des figurants, tous deux également propriété des patrons-chercheurs-opérateurs que sont simultanément les Lumière. Ce qui se retrouve impressionné dans cette scène ? L’incarnation mouvante, singulière et provisoirement ramassée – le moment de sa « sortie » est à coup sûr, et pour cause, son pic de compacité – de la force de travail qui rend possible les recherches des deux frères. La démonstration a l’éclat du soleil qui baigne la scène ; elle éclaire d’un jour désormais cru tous les bocaux de poissons rouges, bébé au bain, danse de rue, couronnement et cent autres naïfs arroseurs arrosés : le film enregistre la force de travail qui rend possible l’enregistrement de cette force de travail. Le film montre ce dont il se nourrit, et se suffit du seul fruit de cette boucle ; de telles images, lucidité ou cynisme, c’est selon, arborent leurs conditions de possibilité. En noir sur blanc, le film, c’est l’usine continuée avec d’autres moyens – morne entertainment pour lequel les alors acteurs futurs spectateurs iront verser l’obole afin d’égayer leur jour de congé hebdomadaire. Naissance d’une malédiction : ce que le cinéma s’approprie, c’est sa puissance d’expropriation, et elle est sans dehors. D’entrée, ce que le cinéma expose, c’est sa faculté d’embauche à même de recruter ici et là, piochant à portée de main, enrôlant là même où le travail est censé s’interrompre[1]. Figurer au cinéma, c’est tomber sous la menace de se transformer en main d’œuvre du regard de l’autre. Clôture et carcéralité de l’image cinématographique dont nul ne s’échappe alors même qu’il est prié d’en singer la tentative – cette vocation à suivre les échappées impossibles, les travestissements démultipliés, les évasions manquées, nourrira passablement, tout cinéphile le sait, son monde.

     

    Mais à cette première Sortie, quelques mois plus tard, les Lumière jugeront nécessaire d’ajouter un bis. Même décor, même action ; rien de la plate intrigue initiale n’aura changé. À quelques détails près toutefois. La porte qui, s’ouvrant, levait le rideau sur un semblant de sketch inabouti, va dans cette seconde version trouver le temps de se clore – et c’est vraisemblablement le motif du retournage[2] – offrant cette fois une fin visible et transformant ce qui ne passait que pour simple document en comédie de l’exploitation en un acte. Porte ouverte doit se rabattre, telle est la nouvelle injonction, sous risque de laisser le scénario en vacances, et s’ébattre avec lui ses factotums absents. Le métrage fixé de la pellicule impose dorénavant son droit à régler le tempo, à « mettre en scène », c’est-à-dire ici à plier l’espace et ses passants aux trois huit d’un produit fini.

    D’une version à son remake insiste cependant, variante incongrue, une autre distinction : un chien, espèce qui mesure difficilement son obéissance aux exigences serrées des optiques, surgit et s’aventure en direction de la caméra. Quel est ce chien ? L’anticipation du fameux tableau de Giacomo Balla, dont Malevitch recommandera l’étude à ses confrères cinéastes s’ils veulent se montrer à la hauteur d’une graphie moderne ? Non, le nôtre est encore libre de laisse. Le gardien du troupeau docile des ouvriers qui veille à ce qu’aucun d’eux ne sorte des rangs de la parade requise ? Non, les aboiements inaudibles doivent davantage parvenir de derrière la caméra. Ne secoue-t-il pas plutôt, à l’inverse, la masse de poils d’une insoumission aléatoire, d’une divagation imprévisible ? Support mobile d’un défaut de netteté et d’une approximation évidente de cadrage, ce chien inaugure l’archive d’un motif largement répertorié depuis : l’accident que la boîte enregistreuse, moteur oblige, ne peut s’épargner de surimpressionner à la loi.

     

    On aurait tort cependant de rentabiliser trop vite cet animal, de tirer sur son dos les nombreuses traites que certains mythes de l’improvisation, de la magie de la grâce, de l’arbitraire machinique jusqu’à l’élan spontanéiste, essaieront d’extorquer un peu plus tard, en toute bonne ou mauvaise conscience. Si ce chien fait obstacle au calcul initial et y résiste à son corps défendant, ce n’est pas tant qu’il fait le zèbre mais qu’il ne saurait être employé, tout domestiqué et voix de son maître provisoirement muette s’avère-t-il, à vérifier le partage étanche DEDANS / DEHORS que le théâtre cinématographique passant contrat avec l’organisation salariale instaure ici. IN & OUT, ils sont légions : champ et hors-champ, cadres de l’action, réglage compté des déplacements d’acteurs, propriétaires et spectateurs, etc., il s’agit toujours d’entendre sous la logique de constitution de l’image le reflet d’une partition des puissances. Ni chienchien à son patron ni fière sauvagerie des origines, notre animal zigzague, d’ores et déjà exproprié, inadéquat à la gérance de l’image rentabilisée. Du même coup, moins invité surprise qu’il n’y paraît, il répète en ce sens le sort des ouvriers des usines Lumière invités à saluer l’audience d’une farewell performance, sommés d’apparaître pour aussitôt laisser place nette à l’office désertée d’un simple claquement de porte. Ce chien : pas un symbole donc, mais l’émissaire du fond (ou des fonds) de l’image, remonté pour embarrasser son bel ordonnancement, pour retarder son programme de dressage. Pas un fantôme justicier, juste une enveloppe – no ghost just a shell, pour reprendre le titre de Pierre Huyghe et de Philippe Parreno. Moins une sourde hantise, commode à remiser, que l’instabilité du possible. Faire le chien, c’est reculer toujours en direction, ainsi que Charles Mingus baptisait son autobiographie, d’un moins qu’un chien : non pas une sous-catégorie, mais une bâtardise qu’aucun domptage n’anoblira en pedigree.

     

    Qu’un tel ambassadeur, point flou ébouriffé, brouille la science des lignes directrices et des plans quinquennaux de tous ordres, devrait suffire à en faire le totem pour toute entreprise cinématographique digne de ce nom. Et devrait autoriser, dans une très large enjambée, d’inscrire la programmation pointligneplan dans une aventure aux bords bien plus vastes que les peu d’années de son existence depuis 1998. Car à la question de sa légitimité, ses initiateurs, dans une tardive introduction intitulée Manifesto, s’accordent sans préméditation pour déclarer forfait. « Et nous, que faisons-nous de mieux, de différent, de plus juste ? Sans doute rien ! » écrit François Barat. « Que peut faire pointligneplan ? Rien sans doute, et c’est très bien. » insiste Christian Merlhiot, auquel fait écho un socratique « Je ne sais pas » de Vincent Dieutre. Or, il importe, hormis toute coquetterie dénégative, de rendre à ce « rien » et à son ignorance déclarée la force intacte de son désaveu. Plus proche de Bartleby que de Kandinsky, en dépit de l’hommage au saint patron du formalisme, voilà un projet fort éloigné de la rhétorique messianique moderniste : nous voilà revenus au chien des années Lumière. Celui-là ne veut rien non plus, sinon renifler la caméra, et s’approchant d’elle, tracer ce savant dessin qui le rend soudain si nécessaire.

     

    Car il paraîtrait qu’il faille encore plaider la cause et instruire d’éléments neufs le dossier art-et-cinéma. En souffrance, dit-on, ce dossier ne comporte pourtant aucun terme d’un nouveau contrat, mais se déchiffre sous le jour d’une stérile querelle continuée : art versus cinéma. Signe attristant que demeure un vieux malentendu. Au risque de répéter de fastidieuses évidences, rappelons-en brièvement les enjeux.

    Fort de sa puissance économique, de sa suprématie symbolique incontestable et des récentes entreprises critiques de légitimation qui l’ont bercé de justes et douces attentions, fort, en clair, d’un public qui l’a identifé comme tel, quels que soient ses écarts (c’est ainsi que de Godard, comme Picasso avant lui, la planète entière connaît les noms en ignorant les œuvres), le « cinéma », ainsi à découvert, s’est pris à s’oublier. Plus précisément, il a prétendu refouler le trait génial de son origine : qu’il était l’héritier d’une rupture. Comme Benjamin le premier le souligne, prolongeant les analyses de Baudelaire sur la catastrophe que représente la photographie pour les Beaux-Arts et pour le public, l’arrivée du cinéma marque la fin d’un régime. Poursuivant le travail de sape initiée par la photographie, il est un agent actif de cette révolution technico-esthétique qui met à bas tous les anciens critères qualitatifs, de la facture à la signature, et toutes les partitions tranchées qui régulent le statut d’œuvre, des conditions de sa production aux valeurs attachées à sa réception. De ces intrusions apocalyptiques dans son espace de juridiction, la meilleure partie de l’art a su tirer les conséquences et remettre en branle son tribunal du jugement esthétique. Caduques et frauduleuses désormais, les anciennes définitions du talent, du style, du savoir-faire, de l’authenticité, de l’unicité, de l’originalité, de l’auteur, etc. n’ont plus cours. Ou du moins, congruentes par ailleurs, toutes ces valeurs cessent de faire autorité, et si elles subsistent en dehors de leur survie artificielle au sein d’un fructueux marché (financier et rhétorique), c’est au rang d’attributs d’un geste plus décisif, tranché en amont et obéissant à des sommations plus impérieuses. Depuis Allais, Satie, Dada ou les néoplasticiens jusqu’à un aujourd’hui encore en cours, les pratiques artistiques les plus pertinentes s’inventent et se renouvellent dans l’indifférence de leur nom propre. Cette indifférence, souvent prise pour un effet de souveraineté attachée à l’art et à son histoire, signe pris pour sa cause et du même coup secrètement envié, désigne pourtant d’évidence d’autres urgences, politiques, intellectuelles autant qu’esthétiques. Que l’art ainsi s’élargisse signifie qu’il s’affranchisse avant tout de sa propre définition, qu’il s’émancipe, non pour se rassembler davantage, selon le vœu moderniste de Kandisky ou de Malevitch, mais qu’au contraire, il ne cesse de s’abandonner à d’autres horizons, dictés par son dehors. C’est à faire se lever ce dehors en quelque figure intelligible qu’il s’inquiète plutôt qu’à s’assurer de la fermeté de ses propres contours.

    C’est pourquoi, si le cinéma souhaite encore aujourd’hui se prévaloir du nom d’art, dans son acception contemporaine, il ne peut le faire qu’en tenant compte du fait qu’il a été lui-même le fauteur de trouble, qu’il a lui-même incarné l’origine d’un désastre fécond quant à ce que ce nom peut encore pouvoir dire et recouvrir comme champ d’expérimentations, comme promesse d’actualité rigoureuse. C’est sans doute la raison pour laquelle, aux exemples d’une certaine aventure « expérimentale » souvent scrupuleuse de ses prérogatives chèrement acquises et crispée sur sa conviction de poursuivre une histoire de l’art intacte, les films montrés dans pointligneplan préfèrent d’autres « modèles. » Balayant généreusement le spectre de la production, ces modèles ne composent pas un ensemble. Ils peuvent être extraits du tout-venant de la marchandise industrielle : menées par Huyghe, Parreno, Foerster et alii, les péripéties d’Ann Lee, tracé et potentiel narratif acheté à une banque de personnages de manga, sont commentées plus loin dans ces pages. Mais aussi, à l’autre bout de l’éventail, ces modèles peuvent trouver des formes plus atypiques, marquées par ce qu’on pourrait appeler, après Genet ou Pasolini, la fonction de trahison (Pasolini déclarait, on s’en souvient, faire du cinéma dans le but de « trahir la langue italienne ») au sens où, d’aucun camp ou champ esthétique, ils passent de l’un à l’autre, se refusant à l’identification et à ses marques d’allégeance. Encore faut-il préciser, concernant l’usage de ces divers modèles, qu’il s’agit moins de répéter maladroitement une formule que de tirer parti d’une matière première, qui peut n’avoir, offerte par tel ou tel film du passé, que la fragile consistance d’une question. Sommairement et en vrac : qu’est-ce qu’une insistance (Christian Boltanski), qu’est-ce que le doublage (Pierre Huyghe), qu’est-ce que la scène d’un mouvement (Arnold Pasquier), quel trucage tatoue-t-il une image (Brice Dellsperger), qu’appelle-t-on une version originale (Christian Merlhiot), quel exotisme fabrique un film en costumes (Erik Bullot), quel récit draine une bande-son (Dominique Petitgand, Vincent Dieutre), qu’est-ce que la mémoire (Arnaud des Pallières), quel est le corps d’une île (Ange Leccia), à quel instant une image se met-elle à montrer (Jean-Claude Rousseau), qu’est-ce qu’un dialogue (Valérie Mréjen), comment marcher dans une ville (Christelle Lheureux), qu’est-ce que la cinéphilie (Bernard Joisten), quelle est la consistance d’un héros (Rainer Oldendorf), y a-t-il une différence entre montage et surimpression (Lionel Soukaz), qu’est-ce qui fait l’unité d’un film (Michel Sumpf), etc. ? Questions de techniques cinématographiques ou questions de discours quant au cinéma autant que par son biais, interrogations très anciennes, parfois inédites, elles peuvent aussi se confondre en une simple méthode. De même que Godard rappelait que la facilité d’exécution du fameux plan de voiture du Voyage en Italie de Rossellini avait donné le coup d’envoi de sa désinhibition, de même ici c’est la leçon de dépouillement (ce que les « plasticiens » ont coutume d’appeler du mot plus sobre, plus mécanisé, de « dispositif ») de Duras, d’Akerman, des Straub-Huillet et d’autres, y compris certains « primitifs », que l’on voit porter ses fruits. Étant entendu une fois encore qu’une telle « facilité » de l’exercice, constitutive, on l’a dit, du cinéma, n’a de sens qu’à relancer ailleurs les exigences et leur sanction.

     

    Aussi, qu’il faille montrer patte blanche, s’exténuer en acrobaties de toutou savant, décréter le cinéma mort ou vif, partager les authentiques héritiers des vils félons, c’est cela justement que néglige de comploter la programmation pointligneplan. Ne croyant précisément en « rien », et malgré de légitimes déceptions disséminées ici ou là dans Manifesto à l’égard de la production standard, pointligneplan n’apporte pas davantage crédit à un cinéma « autre », à l’alternative imaginaire d’une marginalité vaporeuse et héroïque. Aucune pose, aucun effet de genre, aucune prédilection a priori, aucun art en somme, ne servent ici de grille. Ni l’art ni le cinéma, et s’affirme ici que leur projet est bien commun, ne sont comptables de critères toujours plus heureusement incertains. Ne s’y trouveront donc pas d’objets élus pour leur choix d’une carrière dans l’échec. Ni Jean-Claude Rousseau (célébré à la Mostra de Venise en 2 001), ni Joe Apichatpong Weerasethakul (primé à Cannes en 2 002), ni Arnaud des Pallières (montré en rétrospective au Jeu de Paume en 2 002), ni Dennis Adams, Christian Boltanski, Ange Leccia, Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster ou Bernard Joisten (reconnus internationalement, mais rangés en catégorie, il est vrai, « artistes plasticiens ») ne peuvent malgré tous les dénis se prévaloir d’un effet de disparition ; et de plus jeunes sur leurs traces ne leur envieraient pas du reste un tel privilège.

     

    L’ambition est toute autre.

    Au premier chef, le cinéma présenté là ne parodie pas un grand frère malade ou un vieux père agonisant auquel il faudrait hâtivement et avantageusement se substituer. Entre ceux qui les précèdent dans l’histoire et ceux-ci, les corps sont grosso modo identiques. Les rapprochent leur motilité, leur appétit narratif (quoi qu’on en dise), leur mise en œuvre, leurs incertitudes, leurs visées ; les distingue avant tout leur PNB. Dont ils s’accommodent. Car c’est de souscrire à l’intimidation et à ses conséquences infamantes de mise en production, celles qui superposent budget et qualité du travail, qu’ils se refusent. La paupérisation dont ils font le constat n’est après tout que le juste écho d’une difformité économique généralisée, mais tel constat informe leurs films. C’est de cela qu’ils partent, par force ; c’est de cela dont ils témoignent au plus près, par rigueur.

    Ce qui en ferait alors la marque déposée, puisqu’il faut avancer quelques traits distinctifs, brossés larges pour la circonstance, c’est un certain art du tricot. Sa singularité ? L’astuce de tirer les fils de pelotes si hétérogènes que leur maillage s’en trouve épaissi, rendu à toute épreuve, et comme breveté à neuf. Dans cette pratique imposée par la raréfaction des moyens, il ne s’agit pas du traditionnel usage du « réemploi », cher aux historiens de l’art, qui drague dans le passé, de la révérence aux maîtres au règlement de compte délibéré en passant par tous les degrés d’ironie plus ou moins chiffrée propre à la citation. Car semblable technique ne peut s’opérer que sur fond de l’assurance d’une permanence des œuvres et de leur accès, ainsi que de l’intelligibilité de la manœuvre. Quel que soit son mode, le réemploi ne joue la ruine que pour de faux, par pure virtuosité : il reconduit la maîtrise, et sauve ses idéaux – celui de l’homogénéité de l’œuvre paradoxalement au premier rang. Les films dont nous parlons ne sont plus en mesure d’un tel luxe ni de son réconfort. De même que le chien des Usines Lumière n’incarnait pas mais signalait, par-delà le programme des patrons Lumière, l’hétérogénéité au cœur du dispositif cinématographique (enregistrer, c’est se souvenir de tout, de ce qui était voulu comme de ce qui n’était pas vu d’abord, tout et son contraire[3]), de même les films présentés à pointligneplan – et il leur existe bien des complices à ce compte – acceptent le cinéma sous la forme d’une chance davantage que sous la force d’une loi.

     

    Revenons au tricot. Deux vertus président à son art : la patience, d’abord ; le mince savoir-faire, mais têtu, du mélange, ensuite.

    Si Kafka accordait à l’impatience la palme des péchés capitaux, seule raison de notre exclusion du Paradis[4], alors les cinéastes-artistes au sommaire de pointligneplan ont gagné leur place au septième ciel. Car Jean-Claude Rousseau, Christian Boltanski, Michel Sumpf, Rainer Oldendorf, Brice Dellsperger, Erik Bullot, Ange Leccia, Arnaud des Pallières, et presque tous les autres ont inscrit la patience au principe de leur progression. Jacques Rancière, dans son commentaire des pièces à disposition du film-projet de Michel Sumpf Le géographe manuel, dont le titre, appuyé du sous-titre (Traits difficiles), souligne assez le caractère laborieux d’un arpentage archaïque, prend soin de préciser, quasi gag à chaque mention : « le film – cet état du film. » À la manière de Boris Lehmann ou des Diaries de Jonas Mekas, le film accepte le statut aventureux d’une expérience, chef d’œuvre de compagnon à l’issue toujours repoussée. La bobine (le « reel » – comme dit l’anglais sans accent) ne court pas après sa fin, mais permet de nouer un recommencement mis en abîme. Aussi Rancière choisit-il d’appuyer sur l’échange sans contrepartie entre le film, la marchandise culturelle destructible, et le morceau du film, matériau indéterminé, malléable, aussi extensible que ce à quoi il sert de mesure. De façon plus déclarée, c’est-à-dire plus ironique encore, Rainer Oldendorf enchaîne les épisodes de sa fresque policière Marco au fur et à mesure des possibilités de production, qui du coup « se construit à partir du cinéma du pays de réalisation et implique la participation de personnes rencontrées sur place qui rentrent dans une histoire en cours dont la fin reste ouverte. » (R. Oldendorf). Roger Buergel a sans doute raison de pointer que l’utopie d’une communauté à recoudre grâce aux points de collure dépasse ici la seule question de la fabrication effective du film. Comme chez Rainer Fassbinder, celui-ci devient une pratique à la fois prétexte à la constitution d’un groupe et à sa mise à l’épreuve, et métonymique d’un projet politique « dont la fin reste ouverte », elle aussi.

    De tels exemples de lenteur essentielle pourraient être multipliées (Ann Lee engagerait par exemple à son tour d’autres motifs politiques : au personnage marchandise en creux répond une mosaïque de signataires qui ne fait ni un « collectif » ni une association d’intérêts, etc.) tant il y va d’une austérité décidée en toute conscience dans chacun des films pointligneplan. C’est-à-dire tant il s’agit d’une règle de conduite où toutes les conditions sont des constituants à parts égales qu’il s’agit de tresser ensemble. Or c’est ce tricot obligé des matériaux, de tous les matériaux (« faire art de tout bois », écrit Stéphane Bouquet au sujet de Valérie Mréjen, mais qui fournit devise à la programmation entière), qui fait faire la fine bouche à certains, trop contents de décrypter des influences dont ils se servent comme aune, alors qu’il importe au contraire de s’empresser d’inventer de nouveaux instruments de mesure. Ceux-là ne pourront faire fi du cas par cas, ils devront examiner leurs objets avec le soin qu’on trouvera dans les textes qui suivent, sous peine de n’exhiber d’autres critères que celui d’une esthétique charmante mais désuète, cette élégance que Lautréamont prête dans Maldoror au « grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître. » Une ligne droite court désormais et fait le raccourci du point-à-la-ligne au plan d’ensemble, c’est à sa dynamique, à son ralenti fugace mais éclairant, que pointligneplan a choisi de participer activement. Souhaitons-lui, souhaitons-nous, d’autres séances, aussi tenaces.


    [1] Il est frappant de noter que Malevitch, en 1925, s’intéressant de fort près aux expériences cinématographiques de ses contemporains, à choisir, plutôt que de réaliser l’affiche de La grève de son compatriote Eisenstein, préfère illustrer le Docteur Mabuse, le Joueur de Fritz Lang.

    [2] Cette remarque est due à André S. Labarthe que je tiens ici à remercier.

    [3] C’est bien sur cette instable réversibilité, traversée des frontières, que Welles enquêtera, pour la nommer Touch of Evil, Soif du mal, jouant lui-même les chiens policiers frappés par la rage.

    [4] « Mais peut-être n’y a-t-il qu’un péché capital : l’impatience. A cause de l’impatience, ils ont été chassés, à cause de l’impatience, ils n’y retournent pas. »

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