Les Hommes

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    par Jean-Pierre Rehm [2006]

    Plus ou moins manifestes au final, les circonstances d’un tournage restent, on le sait, décisives. Si décisives qu’un film se trouve souvent n’être que le récit de ses démêlés avec ses contraintes initiales. Plus encore sans doute dans ce qu’on appelle documentaire, genre aux frontières indéfinies, puisqu’à l’éventuel commanditaire, quel qu’il soit, se superpose toujours par force, par définition, une autre commande, plus impondérable, plus exigeante : c’est l’injonction de l’altérité, celle des mondes filmés et de leurs réalités kaléidoscopiques. Du coup d’envoi des Hommes, Ariane Michel a indiqué dans un entretien (1) l’occasion. Saisissant « l’opportunité formidable d’une expédition scientifique qui partait explorer l’Est du Groenland à bord du Tara V (ex-Antartica) », elle s’est jointe à « des naturalistes qui allaient parcourir des côtes sauvages pour en recenser les espèces. » Rien d’anecdotique dans cette précision d’une conjoncture faste, quasi hasardeuse, car elle réunit deux régimes distincts de nécessité.

    D’un côté, le sérieux méthodique d’une équipe de scientifiques et de la longue préparation préalable qu’une telle aventure présuppose, afin de diminuer, précisément, son caractère aventureux. On sait combien ce type de périple s’anticipe avant son départ. De cette anticipation, de nombreux films ont fait leur miel jusqu’à introduire le film, le tournage de l’expérience elle-même, en tant qu’élément narratif essentiel dans l’histoire (exemplairement les King Kong, celui, étourdissant, de Cooper et Schoedsack de 1933 jusqu’à son récent avatar). Le voyage commence à quai, avant le voyage, et si un tel calcul ne saurait neutraliser les aléas (c’est-à-dire le voyage lui-même et son terme), du moins leur propose-t-il un a priori, cadre fixe, point de vue arrimé contre vents et marées.

    De l’autre côté, la cinéaste, sans perspective que celle de se laisser porter. Ni compter le parcours, ni chevillé à son but : se faire acheminer, passagère clandestine à tout projet prédestiné. C’est pourquoi les deux logiques en présence sont étanches. Quand l’expédition scientifique est vouée à n’être toujours qu’en train d’arriver, en quelque sorte, toujours en route à vérifier que sa visée s’accomplisse, la cinéaste, elle, en revanche, a dans ce contexte davantage qu’un temps d’avance : elle a toujours déjà débarqué, affranchie d’une dictée avant terme. Jamais il ne s’agit, pour le film, de « couvrir » le corps expéditionnaire : le bateau, les hommes sont des aliens. Si le départ est accidentel, de même à l’arrivée la cinéaste choisit de rester une pièce rapportée : « seule avec ma caméra et un système de son greffé sur elle, je me suis retrouvée dans la position d’électron libre, évoluant autour de l’expédition à pied ou grâce aux marins qui me conduisaient sur un zodiac quand ils étaient disponibles », explique-t-elle.

    Désolidarisé, disjoint de ce corps, que reste-t-il au film ? Deux postures sont possibles. Soit, autre moisson que celle des scientifiques, mais cueillette parallèle, il prélève des images du port de destination. Il engrange les plans, enrôle à foison la beauté et l’étrangeté si frappante de ces lieux, à l’instar des savants leurs spécimens botaniques. En bref, il photographie, et le clandestin se fait alors contrebandier, capitalisant malgré tout le voyage dans sa dimension exotique. Le soin des cadres, l’usage du plan-séquence, l’attention particulière portée aux sons pourraient le laisser croire. La tentation, il est vrai, est grande. Les déserts ne sont-ils pas, en extrême affinité avec les images, métaphores de l’image même, reflet de la page blanche, des zones où tout peut s’imprimer ? C’est, du reste, la fin du film le révèle dans un murmure comme s’il s’agissait d’un secret, à la recherche de traces d’une fort ancienne communauté humaine que sont en quête les membres de l’équipe. Soit, et c’est manifestement le parti choisi quand même il refuse le signal de l’autorité et se décide à flotter dans une zone aux limites fantastiques, le film déroule une fable. C’est-à-dire une tension – une crise. Quelle fable ? Celle d’un guet.

    Mais pour mieux évaluer ce que ce guet comporte d’intempestif et de contrarié, importe de revenir à l’appareillage. Aucune illusoire naïveté : en réalité, pour Ariane Michel, le dessein de filmer une confrontation entre l’homme, les animaux et une nature ample existait bien avant « l’opportunité » du voyage du Tara V. Elle en témoigne explicitement dans l’entretien précité. Mais cette ambition préalable ne se confond pour autant en aucune manière avec l’organisation spécifique de l’expédition. Dans le cas des scientifiques, le voyage s’arrime à un sol qu’il doit investir, exploiter pourrait-on dire, à partir des rives d’où il est parti. Il n’a qu’une forme possible : cette expédition-là. Pour preuve, annulée, l’équipée serait perdue tout à fait, ou reconduite à l’identique. Dans l’autre cas, celui du film, le voyage au Groenland n’est qu’une des formes possibles offertes à sa réalisation, qui peut en trouver d’autres, plus tard, ailleurs. Autrement dit, le film est en puissance : le film exprime une puissance, coïncide avec une puissance. Il n’est pas expédié, mais dégagé, autant qu’on le dit d’un ciel. Et c’est à partir de cette puissance, de la dynamique de son dégagement, de cet espace ouvert des possibles, auquel font écho l’étendue disponible du désert blanc, que le film peut s’autoriser, à la fois, de guetter, sans se soumettre à la paralysie du factionnaire : être une sentinelle en moins, comme Pistoletto propose des « Objets en moins. »

    Essayons de préciser. Contrairement au registre du contemplatif auquel on risque de verser les Hommes, ce film guette, son titre nous en aura prévenu, et en dépit de leur raréfaction à l’image, les arrivants, les Hommes. Mais si contempler suppose ou, du moins, entraîne l’expérience d’une dissolution du sujet qui observe, à l’exemple des grands films paysagers de James Benning (ainsi son dernier 13 Lakes), guetter ramasse au contraire un regard, s’affûte d’un point de vue. Rien de tel pourtant ici : il n’y a « personne » derrière la caméra, le guet ne dessine pas en creux l’assise d’un point de vue stable, sujet maître à bord ou figure de proue. Quoi alors ? C’est que ce qui regarde n’a pas d’yeux. Ce guet paradoxal, posture d’un arrêt privé de moyens de chasse, ou de visée (à l’inverse du fusil brandi un instant, plus symbole qu’arme), Ariane Michel l’exprime clairement : « le point de vue du film cherchait à se caler dans le monde des pierres et des animaux. » Cet infra point de vue n’est pas nouveau chez elle : une polarité animalière aimantait ses précédents films. Après les pluies (2003) confiait sa marche aux déambulations d’un chien errant. Rêve de cheval (2004) suivait l’inquiétude des galops d’un groupe de chevaux, oreilles dressées, à l’écoute de menaces apportées par le vent. Sur la terre (2005), prologue, selon ses mots, à son dernier film, laissait des morses, blocs de pierre paresseusement mobiles, rêver sous nos yeux. À la différence du registre animalier coutumier, loin de l’observation scientifique ou du drame anthropomorphique qui assignent autoritairement à chacun sa place, ces films empruntaient la pente d’une passivité, d’un pathétique animal, un peu à la façon des toiles de Gilles Aillaud. Films non seulement humbles, mais dessaisis, fabriqués dans la solidarité avec une humiliation dont le mutisme de ses protagonistes pourrait faire enseigne. Ici, dans les Hommes, les animaux se font plus rares, ils appartiennent à une composition plus vaste, pris sur une toile générique qu’ils ponctuent régulièrement à la manière de signes typographiques (ainsi ces morses qui plongent puis remontent à la surface, ainsi les cursives des oiseaux). C’est que la complicité animale cède la place à une solidarité autre, plus indéfinie, fraternité avec les « domaines inférieurs », comme dit Genet. D’où cette cécité qu’on pourrait dire, par jeu, minérale. Il ne s’agit pas tant des prises à ras du sol ou des contre-plongées qui ne mimeraient que dérisoirement celle d’un hypothétique regard tellurique (on est bien loin, faut-il le dire, du générique de La colline a des yeux de Wes Craven). Chercher « à se caler dans le monde des pierres », comme Ariane Michel l’énonce exactement, c’est surtout, plutôt que se croire pierre soi-même et poser ou creuser un point de vue, l’inventer : le laisser vif, pousser dans un espace intermédiaire – intervalle, autrement dit, d’intercession. Où le guet consiste moins à verrouiller la certitude de l’arrivée de la proie qu’à déployer l’étendue vacante de son attente. Raison pour laquelle l’apparition et la progression des hommes ne rythment ou ne concluent aucun suspense, ni ne remplissent l’espacement ouvert large dès ses premiers plans par le film. Raison encore pour laquelle le film, pas plus qu’il ne fait corps avec l’expédition, ne fait-il davantage masse avec le sol polaire : il ne cesse de se sécréter, et offre, à la manière d’une cale, une matière insulaire, modeste île mouvante sur la terre ferme, isthme sans langue jetée sur l’eau.

    Un tel point de vue, inchoatif, incessante naissance au terme toujours reculé, qualifie, on le sait, l’expérience onirique. Dans le rêve, un sujet (en vérité, quelque chose), aveugle à lui-même, s’éprouve, se mesure, s’étonne, jouit ou s’effraie de sa consistance, consistance allouée à la rencontre d’obstacles inédits qui moulent sa contre-forme. Nuance ici : aucun effroi, aucun drame, c’est le calme plat (malgré les mouvements des nuées, le sillage du bateau ou l’arpentage fébrile des hommes), c’est le songe d’une origine disponible, mais aussi évanescente que la disparition initiale de cet ours blanc sur fond blanc de banquise. Frappante est du même coup la rencontre que ce rêve relate : entre ce qui s’ignore et ceux qui savent, entre ce qui regarde sans voir et ceux qui scrutent, entre ce qui s’ouvre à peine et ceux qui prélèvent et finissent par nommer (le baptême de la liste de plantes). Rêve non d’un retour à l’origine, mais récit d’une généalogie continuée entre « le monde des pierres » et celui des hommes, Or, ce qui les relie, c’est moins l’image (celle-là, plus qu’elle ne découpe pour adjoindre, enveloppe et accueille dans une indifférence aveugle), que le son, ou plutôt les voix, continuité d’Écho à Narcisse. Car tout ici exerce voix : le navire (encore faudrait-il détailler le moteur des mâts, de la coque…), les cieux, l’eau et son ressac, la banquise, les animaux, les cailloux, Les hommes aussi, leurs pas, leurs gestes autant que leur babil. Mais sans que, la litanie de la toute fin exceptée, qui peut aussi sonner comme un renoncement, cela prenne sens : ce sont simplement des chants – des appels. Qui, s’il fallait les traduire, parlerait peut-être la langue contradictoire que William Carlos Williams prête à un personnage du Groenland (2) : « Donc, de leur ouvrir la voie, dans cette glace, et eux de m’y suivre – leur serviteur, malgré moi. Contraints de suivre, pourtant. » Maître et serviteur, initiateur et second, guide et proie, cela s’inverse, se rebelle, cela dissout patiemment le gel mallarméen d’une éternité de l’image pour s’aventurer dans les cantons d’une existence reculée.

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    1. Journal du FID du 07.07.06, entretien avec Olivier Pierre.
    2. Au grain d’Amérique, traduit par Jacques Darras.

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