Les Escales de Franssou

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    Franssou Prenant, par Christine Van de Putte

    Je connais Franssou Prenant, elle habite tout en haut d’un immeuble de la même rue que moi. Dans le XIXe arrondissement de Paris.
    Quand on est assis dans sa pièce principale, on n’y voit que le ciel.

    Je l’ai connue avant de voir ses films. Je savais qu’elle était monteuse, qu’elle avait trimballé son incroyable silhouette d’adolescente dans les films et sur les cartes postales de Raymond Depardon et dans Lettre pour elle de Romain Goupil.
    Je l’ai vue faire pousser un jardin de plantes du sud et de l’extrême sud sur sa petite terrasse, je l’ai vue préparer un « poulet romainville », une recette à elle, je l’ai vue repeindre ses murs en bleu ciel avec un liseré or, comme à Alger.
    Je l’ai vue chercher des sons pendant des jours et des jours.
    Je l’ai vue rire. Je l’ai vue pester contre un labo qui lui sabotait le travail. Je l’ai vue chercher des cigarettes dans un foyer africain où pas une femme blanche ne rentre. Je l’ai vue faire fabriquer un boubou pour Somnolo, son homme, dans ce même foyer…
    Et un jour, j’ai vu ses films et ce que j’avais vu d’elle, vous allez le voir. Je n’ai pas vu plus. Parce qu’elle se donne autant dans la vie que dans ses films.
    Beaucoup et avec élégance.

    Franssou Prenant est une cinéaste qui prend des notes en permanence, des notes écrites, des notes filmées en super 8, qui envoie des lettres et des cartes postales.
    Un jour, un sujet s’impose à elle et elle s’engage dans sa fabrication comme si elle engageait une partie de tennis avec le spectateur, en montant toujours au filet.
    Quand on monte au filet, on rate des balles, mais le geste est toujours impressionnant.
    L’Escale de Guinée reste mon film préféré. Il n’y a pas de rage du tout dans ce film, pourtant, pourtant, collée au filet, il n’y a aucune balle qu’elle ne renvoie.
    C’est un film sur un simple, un étonnant voyage.
    Dans l’autre film, Sous le ciel lumineux de son pays natal, même s’il est saisissant, on y sent quelques balles perdues. Est-ce parce que Franssou n’y apparaît pas, est-ce parce qu’on n’entend pas sa voix, ni surtout ses propres mots ? Bien sûr, elle est là, sur le court, car elle y est toujours.
    C’est un film sur le présent après-guerre qui revient sur le passé récent, la guerre.

    Est-ce à dire que si Franssou est attirée par les ruines et ce qu’elles racontent, elle est plus disposée à la vie en mouvement ?
    Oui et tant mieux.
    L’Escale de Guinée, au titre splendide et juste comme le film, c’est l’escale de Franssou Prenant en Guinée, à Conakry.
    Elle ne sait même pas pourquoi elle est partie. La main calleuse du destin. Elle se doute seulement que voyager ce n’est pas regarder un coucher de soleil depuis son rocking-chair. Elle part c’est tout.
    En Afrique, peut-être parce que son prénom sonne comme un prénom africain, mais ça, elle ne le dit pas.
    Si sûre de rien, sauf de l’incongruité mystérieuse de partir, elle peut alors vivre et raconter ce voyage dans les meilleures dispositions qui soient. On pourrait transposer son état à celui du meilleur écrivain qui commence un livre en sachant la grandeur et l’inutilité de la littérature.
    Je ne fais que me déplacer, dit-elle comme l’écrivain qui dit : « je ne fais qu’écrire un livre. »

    Elle parle et montre ce qu’elle vit, a vécu, aurait voulu vivre là-bas avec deux piliers : la vérité de son état d’âme du moment et l’idée constante de ne pas nous raconter n’importe quoi qui nous tromperait sur ce qu’est un voyage en Afrique, une escale dans une vie. Elle réécrit des mots magnifiques qu’elle dit facilement puisqu’ils sont justes. Et sa voix sonne comme un tam-tam.

    Elle est la seule européenne à se déplacer à vélo à Conakry. Là-bas, les blancs ne se déplacent jamais à pied, encore moins en vélo. Naturellement, puisqu’à Paris elle se déplace aussi en vélo, elle se trouve tout près de cette vérité qui saisit et qu’on ne peut pas dire. Elle va pourtant parvenir à nous la faire éprouver.
    Elle trouve une ville en ruine, mais à température idéale, celle du corps, une ville où il y a de quoi rêver même si ça manque de frénésie, de gaieté et d’habitude de liberté. C’est là qu’elle va construire son escale, dans cette petite maison à deux chambres, véranda, douche, petite terrasse où on accède par une échelle.
    Elle commence doucement la rupture d’avec Paris en écrivant des cartes postales, en y collant des timbres rutilants comme elle les aime, en les portant à la poste où elle fait sa première rencontre. Elle la provoque. Elle sait qu’il serait trop lâche de passer son temps à envoyer des cartes postales si merveilleuses soient-elles. Elle comprend que partir, c’est aussi y aller. Se frotter aux gens.
    Et la voilà partie vraiment, nous avec, dans le rythme du film jusqu’au bout : Je pouvais pas lui demander si c’était ouvert ou fermé puisqu’on était dedans (la poste). Et après la rencontre : Nana m’a dit qu’il s’appelait Nana.
    Ce courage à se colleter au sel des lieux du monde, les hommes et les femmes qui le peuplent lui donnent cette légèreté, cette distance et cet humour jusqu’au bout du film. Même quand elle est seule et triste, comme un soldat blessé, elle repart. C’est fatiguant, la vie d’immigré. Je rêve à la Méditerranée, on n’est jamais content. Puis. Je suis contente parce que je plais aux gens sympathiques et pas aux autres.
    Elle écoute Jean-Pierre qui habite la maison d’un diplomate absent et raconte plein de trucs, son tour du monde sur le Jeanne d’Arc et qui l’invite dans un restaurant où tout est ébréché.
    Mamadou le prof de mécanique et sa femme qui sont à eux tout seuls, l’éloge de l’Afrique.
    Elle engage un boy, Issa, dont elle devient l’esclave, mais qui lui rentre son vélo dans la cour comme si c’était une Rolls.

    Elle a pris le rythme de la vie à Conakry, mais elle est toujours la même. Franssou, toujours en avance d’un tourment, se dit qu’elle pourrait vivre ici pour toujours rien que parce que le soleil se couche toujours à la même heure. Un jour, grand désir de caresse, mais ici on n’est pas tendre, sauf avec les enfants.

    Finalement, une fois qu’on a vu le film, on se demande s’il existe une meilleure représentation du voyage que celle-là.
    Non. Il n’y a pas d’autre solution que de se mettre en jeu pour raconter l’incroyable et quotidienne aventure du voyage.
    Un voyage c’est rien et c’est beaucoup. On se dit que ce film est largement à la hauteur des meilleurs livres du célèbre écrivain voyageur Nicolas Bouvier.
    Pourquoi on ressent la même chose chez l’un et chez l’autre, si différents ? Ils ont en commun de partir nus et de vouloir absolument rendre en retour les fulgurances inouïes qu’ils ont vécues. Ces fulgurances inouïes, on ne les aura jamais, on ne les a pas vécues et personne n’est parvenu à les rendre.
    Mais un humanisme, une angoisse liée à cet humanisme, obsèdent Franssou Prenant et Nicolas Bouvier. Ils se démènent alors à chercher ce qui exprime au plus près cette expérience fondamentale et métaphorique qu’est le voyage. Et ça ne se fera pas sans eux.

    Si Nicolas Bouvier est un très grand écrivain voyageur, avec l’Escale de Guinée, Franssou Prenant est une très grande cinéaste voyageuse. On connaît l’assertion « Étonnants voyageurs ». On devrait inventer celle-ci pour Franssou : « Etonnante Voyageuse ».

    L’autre film, le dernier réalisé par Franssou, s’appelle sans se dégonfler, mais aussi de façon un peu compliquée Sous le ciel lumineux de son pays natal.
    Franssou a parcouru Beyrouth en 95, caméra à l’épaule, deux ans après la fin de la guerre, avant qu’on commence à déblayer les ruines pour reconstruire.
    Trois femmes donnent leur voix aux images évocatrices de Franssou. Des images de jeunes gens qui plongent comme des bombes du haut du mur de la jetée, des images de cimetière, de tissus qui flottent au vent, de vie et de souvenir de mort.
    Ces trois femmes sont évidemment libanaises.
    Les voix graves de Muriel et Sara ont l’âge d’avoir participé à la guerre.
    Une voix plus jeune, celle de Nada, n’avait que quinze ans quand la guerre a commencé.
    Muriel, pendant cette guerre, a appris « comme tout le monde » à se servir d’une Khalach mais ne s’est pas battue sur le front. « Comme tout le monde », elle a soutenu le combat « contre tout le monde » (syriens, libanais, israéliens), c’est-à-dire le combat des islamo-progressistes qui sont « avec tout le monde » aujourd’hui.
    Sara, s’est servie de la Kalach et elle s’en est servie sur le front.
    Nada était trop jeune pour participer à l’idéologie et au combat.
    Ces trois voix différentes évoquent la guerre et l’après-guerre, la paix revenue.
    On dirait pourtant la même voix.
    Cette même voix se demande inlassablement à quoi a bien pu rimer cette destruction, tout en sachant qu’elle n’aura jamais de réponse. Seulement, cette voix, tant qu’elle vivra, chaque fois qu’elle verra des gens paisiblement assis dans les cafés de Beyrouth les uns à côté des autres, sera envahie de ce sentiment d’étrangeté en pensant que ces mêmes gens se seraient entre-tués cinq ans auparavant.
    « Tant pis pour ceux qui sont morts » remarque Muriel sans agressivité, comme dans un rêve.
    Et cette voix, divisée par trois alliées aux images bousculées de Franssou, restitue la mémoire, comme si cette mémoire surgissait en silence au milieu du bruit de la vie qui continue.

    Par un hasard de circonstance, les premiers spectateurs de ce film ont été des Algériens.
    Franssou a monté ce film en Algérie l’année dernière. J’étais à Alger quand elle a donné la première projection du film.
    Il y a eu une discussion animée après cette projection.
    Tous ont noté, eux aussi d’une seule voix bouleversée, que ce film leur avait évoqué leur histoire. Ces images de Beyrouth, soutenue par les trois voix de femmes, les avaient touchés comme si elles avaient été tournées à Alger.
    On peut en déduire que Sous le Ciel lumineux de son pays natal est aussi un film sur tous les pays qui ont connu la guerre et ses convalescences.

    L’un des mérites des films de Franssou, pas le moindre et parmi d’autres, c’est qu’ils renvoient à d’autres histoires vraies et ressenties. Des histoires de voyages dans l’Escale de Guinée. Des histoires de guerre dans Sous le ciel lumineux de son pays natal.

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