Joseph filmeur, Joseph conteur

    0
    2432

    par Dominique Blüher [2004]

    « Joseph, pour moi, n’est ni un metteur en scène, ni un cinéaste.
    Il filme comme d’autres peignent ou écrivent,
    c’est-à-dire depuis son enfance et tous les jours.
    C’est un filmeur. »
    Alain Cavalier

    Joseph Morder a eu sa première caméra pour ses dix-huit ans et a tourné son premier film, il y a trente-six ans. Depuis, Joseph Morder filme et a réalisé jusqu’à ce jour pas loin de huit cents films sur tout format, ou presque (super-8, 16 mm, super-16, vidéo), défiant toute longueur, du court métrage de quelques minutes à son colossal journal filmé in progress dont seule une minime partie (huit épisodes d’environ douze heures) a été finalisée pour être projetée en public.

    Je connais Joseph Morder diariste, Joseph Morder auto-ethnologue qui ne cesse de fixer des événements – avant tout heureux – de sa vie (voyages, rencontres amicales et amoureuses, soirées, visites, promenades…) sur pellicule et depuis quelques années également sur vidéo. Je suis fascinée par Joseph Morder autobiographe qui raconte sa vie en conjuguant, à son gré et selon son projet, des attitudes documentarisantes et fictionnalisantes. Il a ainsi constitué une œuvre autobiographique unique et monumentale déployant à elle seule toutes les écritures filmiques du moi possibles et imaginables : journal, mémoires, autobiographie au sens restreint comme au sens large (portrait de sa mère et d’amis), autofiction, fiction d’inspiration autobiographique, fiction adoptant la forme d’un journal ou d’une lettre filmé(e)… Or, avec cette programmation de films, on m’invite à me pencher sur Joseph Morder conteur.

    Joseph amateur

    Joseph Morder est un amateur. Un amateur au sens noble du terme puisqu’il aime et cultive le cinéma pour son plaisir sans que la réalisation de ses films dépende du « système » (de financement par subvention). Joseph Morder est toujours en train d’écrire et de tourner plusieurs films, et en tant qu’amateur expérimenté, il sait adapter ses ambitions aux moyens disponibles. Joseph Morder est aussi un amateur dans un sens plus littéral puisqu’il n’a jamais renoncé à filmer avec sa caméra Super 8, tout en tournant ou en finalisant également des films sur des formats « professionnels ». Et cela d’autant plus qu’il a développé un style en parfaite adéquation avec des spécificités du format Super 8 et avec son goût du romanesque.

    Avrum et Cipojra réalisé en 1973 avec ses grands-parents sur une journée d’un couple de vieux juifs polonais à Belleville, est son « film primitif » – la révélation des puissances du film de famille, une certaine matrice de films à venir. À l’époque, Joseph Morder voulait faire des films « comme il fallait », c’est-à-dire qu’il traitait même les documentaires comme des fictions. Il avait ainsi écrit un scénario, élaboré un plan de tournage pour tourner dans le désordre, il dirigeait ses grands-parents, refaisait des prises, avait un assistant, un petit éclairage… Afin de reconstituer cette journée de ses grands-parents, il ne s’est pas privé d’arranger un peu les faits. On y voit son grand-père à la synagogue, sa grand-mère au marché ou des gens se réunir sur le boulevard de Belleville. Or, en réalité, ces événements ne peuvent avoir lieu en une journée à Belleville.
    Avec une simplicité ingénue, Joseph Morder met en scène ces grands-parents dans le rôle de leur vie la plus quotidienne ; avec humour, quand on les voit dans le lit dormir sous un énorme édredon ou quand on les voit s’éloigner lors d’une promenade d’un pas chaplinesque ; ou sur un ton plus grave lorsque l’on découvre le tatouage des camps sur leur bras. Rappelons aussi qu’Avrum et Cipojra a fait partie du programme de films en super-8 organisé par Joël Valls pour Henri Langlois à la Cinémathèque française dans les années 70, lorsque l’on a commencé à reconnaître le format super-8 comme un moyen d’expression artistique ; reconnaissance à laquelle Joseph Morder a largement et très activement contribué.

    Faire de nécessité vertu

    Les Sorties de Charlerine Dupas I : L’Été (1979-1983), le Grand Amour de Lucien Lumière (1981-1984) et surtout Assoud le Buffle (2002) illustrent à merveille le style super-8 que Joseph Morder a su par la suite développer afin d’assouvir ses pulsions fictionnelles. Ses histoires d’aventures loufoques, mystérieuses et sentimentales empruntent leurs intrigues aux romans et films policiers que Joseph Morder adapte à son univers en leur donnant sa touche de « bande dessinée » et d’humour. On y trouve des thèmes chers à Joseph Morder, à commencer par les titres codés et à décoder, ses énigmes, son monde peuplé de personnages (auto)fictionnels, le Paris des mois d’été, les promenades, les pays lointains…
    Le détective privé de Joseph Morder présente de fortes affinités avec le psychanalyste et le voyeur. C’est la question de l’accès au savoir qui y est en jeu. Comment les personnages (et les spectateurs) reçoivent-ils les informations ? par l’œil ou par l’oreille ? en observant ou en écoutant ? Ce qui se traduit dans la manière dont est rendu présent le narrateur : en tant que personnage à part entière (avec ou sans caméra) ou uniquement en tant que voix, sans qu’il ne soit jamais visible à l’image. L’enquête ne sert pas simplement de trame narrative mais devient elle-même un élément-clé de l’histoire. Alors qu’il s’agit initialement d’une investigation sur une énigme posée par un autre, celle-ci se déplace pour finir par renvoyer à l’énigme que l’on est à soi-même. Que ce soit un basculement burlesque comme dans Charlerine Dupas… ou un glissement progressif d’ordre policier-psychanalytique comme dans Assoud le Buffle. L’enquête peut changer le destin, la caméra peut le provoquer. Elle peut servir de bouclier pour rencontrer quelqu’un, mais le filmeur peut aussi devenir victime de sa pulsion scopique.
    Les champs devant et derrière la caméra sont perméables, peuvent voire doivent interagir. Les particularités et les problèmes – réels ou inspirés de réalité – du filmage en Super 8 font partie du dispositif narratif et en constituent des ressorts dramaturgiques : le réglage ou le dérèglement de la vitesse du défilement de la pellicule lors de l’enregistrement ; la durée ou la brièveté des bobines super-8 ; le synchronisme ou la dissociation de la bande image et de la bande son ; l’imprévu, le hasard et l’improvisation… Un cinéaste amateur doit exceller à « faire de nécessité vertu ». Comme il ne dispose pas de budget ni de studio, il doit savoir tirer profit de son quotidien. Joseph Morder filme chaque jour, ou presque, à Paris et lors de ses déplacements. Il tourne parfois durant de longues périodes, des plans et des séquences pour ses multiples films en chantier, et il sait se servir du potentiel des cadrages et du hors-champ permettant d’intégrer les images dans l’un ou l’autre film à venir.

    Si loin, si proche

    Joseph Morder nous fait découvrir et comprendre que le lointain, en termes géographiques aussi bien que temporels, est toujours en quelque sorte présent à nos côtés. On peut ainsi se retrouver au tournant d’une rue de Paris en Inde ou en Chine. Le pays de notre enfance peut resurgir en face d’un immeuble ou lors d’un mouvement de corps, d’un jeu de lumière, d’un éclat de couleur, d’un sourire… Joseph Morder sait saisir ses « madeleines », les doter de consistance et traduire leur charge affective en motifs et récits filmiques pour rendre perceptibles ces télescopages entre l’actuel et ce qui est éloigné dans le temps et dans l’espace. À l’instar d’Assoud le Buffle, l’œuvre (fictionnelle et autobiographique) de Joseph Morder est travaillée par la permanence du passé personnel et par le monde fabuleux de l’enfance.

    L’éloge du jump cut

    Or, le cinéaste amateur accompli fait de nécessité non seulement vertu mais style. Joseph Morder a développé une manière toute particulière de filmer en Super 8. Ainsi, il sait profiter des lumières et contrastes naturels pour créer une image de pellicule Kodak à la fois typique et magnifiée, avec son grain et ses couleurs et une profondeur digne des débuts du cinéma. Il sait sur le bout des doigts (c’est le cas de le dire) actionner le déclencheur de sa caméra par lequel il module la durée du défilement de la pellicule lors de la prise de vue, ce qui aboutit dans Assoud le Buffle à un effet de jump cut généralisé saisissant. Il ne modifie pas simplement la cadence comme dans Charlerine Dupas, mais il varie manuellement la durée des plans qu’il combine en plus avec de petits mouvements de caméra (toujours portée à la main) qui, comme des caresses de regards, s’approchent, s’éloignent, contournent la personne filmée. Et alors ces plans, en général relativement courts, « sautent » au rythme de mouvement de son bras et de son doigt changeant légèrement, mais bien visiblement, d’angle et de distance. À caméra fixe, un effet semblable se produit par le mouvement rapide des personnes filmées comme lors du défilé des rollers. À la différence des « glimpses », des cascades de coups d’œil de Jonas Mekas, la succession rapide des regards chez Joseph Morder ne tend pas vers une abstraction de mouvement et de couleur, mais reste au service d’une action représentée dans sa quasi-continuité. S’il n’en était pas ainsi, on ne pourrait parler de jump cut. Au-delà du clin d’œil à l’intrigue et aux protagonistes du film dont Assoud le Buffle forme une anagramme, le film de Joseph Morder rend un des plus beaux hommages à ce grand classique qui avait fait du jump cut une figure de montage du cinéma moderne, puisque le jump cut y a engendré un style d’écriture qui est peut-être le seul à pouvoir être réalisé avec une caméra-stylo si légère et personnelle qu’est la caméra super-8.

    SHARE

    LEAVE A REPLY