Faire-non

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    Bernadette Corporation, par François Cusset

    « La guerre populaire telle que nous la concevons, pareille à une nuée, à un brouillard, ne doit jamais se matérialiser en un corps compact, de peur que l’ennemi ne s’attaque à ce noyau dur, ne le détruise et ne capture un grand nombre d’insurgés (…) Par contre, il est nécessaire que cette nuée s’épaississe en certains points, se matérialise en groupes plus denses, pour constituer une orageuse menace d’où peut jaillir un puissant éclair. »
    Carl von Clausewitz, De la guerre

    « Oui, ce sera la guerre civile. Mais pourquoi stigmatisez-vous, pourquoi craignez-vous tant la guerre civile ? Je vous demande, l’histoire à la main, est-ce une guerre civile, ou bien l’ordre public imposé par une autorité tutélaire quelconque, d’où sont sortis les grandes pensées, les grands caractères et les grandes nations ? Pour avoir eu le bonheur d’éviter la guerre civile pendant vingt ans, n’êtes-vous pas tombés si bas… »
    Bakounine, Lettre à un Français

    « Ils disent ‘un autre monde est possible’. Mais je suis un autre monde.
    Suis-je possible ? »
    Anonyme

    ––––––––––

    Prenez une Expérience, déstratifiez-la, recomposez-la, puis découpez-y dans le sens de la longueur une seule tranche d’intensité, grouillante, rougeoyante, pour qu’y apparaissent nettement les nervures politiques, le cartilage tactique, la membrane libidinale – contre le geste inverse, cinéma œdipien, papa-maman-je-vous-parle, le geste de déférence qui obéit au successif, au linéaire, au dualisme perceptif, qui reste soumis au roman familial et à ses cloisons d’avant-hier, la politique, la musique, le visage. Bienvenue dans un monde de biais, déployé là contre l’ordre du regard. Voyez plutôt : on entend bourdonner les hélicoptères de la police, révolution de leurs pâles ; un melon qu’on découpe vient occuper le centre de l’écran, teintes chatoyantes dans la moiteur d’août ; la voix-off, précise, raconte un pillage, entrailles d’une supérette qui s’offrent en corne d’abondance ; dehors autour d’une table, dans une langueur d’été, les peaux dorées de quelques attablés ; puis au centre de la table, parmi les traces de vie d’une fin de repas, la toile cirée soudain qui se distend, elle fond, se liquéfie – béance guerrière ou vagin cosmique, comme vous voudrez, peu importe la grille quand enfin la traversent ses reclus : c’est qu’un lien ici nous est suggéré, furtivement, jouissivement, du combat de rue aux parties de campagne, de la guerre au soleil, du niente au farniente. Un lien ténu, certes, effilé comme une arme, exigeant comme l’est un continuum. Mais un lien que travaille à tisser, sans relâche, sans contrainte non plus, à coups de glissements et de décalages, le film radicalement nouveau qui défile sous nos yeux. L’émeute des corps nomades passe par la voix des émeutiers, au plus près de leur témoignage, pendant qu’à l’écran des enfants s’éclaboussent ou qu’y brûle un parasol sur une plage de Calabre, à moins d’effectuer l’opération inverse, l’autre biais, symétrique : une voix de désir, un timbre incantatoire – « nous nous aimons, nous préparons un film, nous partageons un repas, un lit, en un mot nous construisons le parti » – tandis qu’à l’écran, débordés, des insurgés tentent d’éviter la charge des carabiniers. En vain.

    Flics/melon, bain de mer/lacrymo, punks/bébés, il suffit de déplacer la barre, de la faire tournoyer. Ou de faire alterner, pour leur puissance commune, les images d’une forêt déserte, que traverse seulement une lumière irisée, et celles d’une rue de barricades où des combattants épars ramassent le moindre caillou – le tout au son rieur de cloches de transhumance. La manœuvre est claire, et sa nécessité sonne comme un réveil : relier l’une à l’autre la violence méthodique d’une guerilla urbaine (fût-elle cette « guerre garibaldienne » dont parlent les historiens italiens) et la quiétude d’un isolement ensemble, combiner le son du combat et l’image du désœuvrement, c’est par là même replier l’un sur l’autre, renvoyer l’un à l’autre ces pôles dont la séparation, mensonge spectaculaire, maintenait les choses en place, figeait le scénario – c’est aligner les contraires pour en montrer l’essentielle complicité, méchante marchandise et citoyen responsable, dirigeants iniques et cortège militant, sale monde réel et autre-monde-possible, la disjonction est partout, elle sert de psychotrope, travail et loisir, corps et âme, jour et nuit, riches et pauvres. Tisser ensemble des fils à peine commensurables, pour défaire les nœuds des fausses oppositions : la tâche n’est pas facile, ni sans risque bien sûr. Comme ont dû déserter, se dissocier de la kermesse bien-pensante ces jeunes radicaux dont les voix relatent ici les combats en marge du contre-sommet de Gênes, de même ce film-ci se refuse à son tour au didactisme fervent du «cinéma social», il prend le risque du non-lieu, s’exclut d’emblée de tout un champ de références sans disposer pour autant d’un contre-champ d’accueil. Le mouvement premier de la désertion y devient la règle d’un art, indissolublement éthique et esthétique, la condition d’un regard, comme on brûle son passeport ou abandonne le groupe. Pourvu que soient mises au jour les vraies continuités, qui tremblent sous les choses. Continuité de la peur à l’ordre, de la revendication à l’exploitation, du canon à eau à l’écume des plages, ou encore des rues de Gênes, omniprésentes ici, aux tours de New York en feu six semaines plus tard, et montrées ici comme l’évidence même de ce réseau de liens. Car un même temps, kairos explosant d’une image à l’autre, relie ces situations – nonchalance estivale et destruction de vitrines, ou 21 juillet et 11 septembre – que le parti du sommeil a tout intérêt à opposer, à garder séparées, et qu’au contraire le film, en nous enjoignant à abandonner nos petites subjectivités portatives, comme lui-même efface les règles de son genre (et comme on avale un acide, aspiré soudain par ce qui suit déjà), croise et entremêle, renvoie en miroir, multiplie sans cesse l’une par l’autre. Il faut quitter le cortège, murmure-t-il, et ses cases étanches.

    Comment faire

    Pour que sautent ces cloisons-là, il est une méthode éprouvée : évacuer bruyamment l’antique problème du pourquoi, dictature du sens avec son esprit de sérieux et ses signes intelligents, afin qu’occupe seule le terrain la question autrement cruciale du comment, la seule même qu’on puisse poser sans s’enfermer du même coup dans le cercle de la discussion. On sent bien qu’à ce jeu, le film se rêve en kit de survie, se fantasme en manuel de savoir-saboter, lorgne avec envie sur le genre du mode d’emploi, liste des techniques, recueil de trucs, recettes du pauvre, ruses de bricoleurs. Car aux moyens dont dispose l’Empire (« prozac pour tout le monde » ou « l’électrode-argent » et «l’électrode-jeune-fille» plantées sur ce « grand corps social » qui a « la forme et la consistance d’une grosse méduse échouée »), il faut opposer les outils d’une prise d’armes immédiate, comme on oppose aux grands récits les petites histoires, et aux nappes d’un idéalisme diffus, les termes d’un matérialisme précis – jusqu’à pouvoir la toucher, glissante et poisseuse, cette molle méduse qu’on habite en aveugles, vers solitaires et médusés. Donc : comment. Une voix raconte sa frénésie de destruction devant un distributeur de billets, l’obsession méthodique, comme une révélation, que pas une touche, pas un câble, pas un coin de l’écran ne soient épargnés. Une autre voix, féminine, compare les vertus des chaînes de métal et des barres de fer, avant de détailler les recours disponibles pour improviser un cocktail molotov lorsqu’il y a urgence : bouteille, morceau de tissu, et l’essence qu’il faut aller aspirer dans le réservoir d’une mobylette. Les moyens supposent une méthode, et la méthode, une ritournelle : « j’ai rassemblé des pierres et les ai mises dans mes poches », répète une autre voix de femme, comme on récite un psaume. Il y a aussi cette sidération devant le parfait efficace, la joie de trouver sur un trottoir l’objet approprié, superbe soudain – un filin en métal avec au bout une grosse poulie, « bel objet » lâche une autre voix, comme le disait de son outil le charpentier d’Aristote. Ce qui compte, ici encore, relève du détournement, d’un autre usage, urgent, non planifié : cartons pour se faire des boucliers, plastique pour s’improviser des jambières, poubelles renversées pour arrêter la progression des camions de CRS, maillet pour briser l’épaisse vitre d’une banque, et tous les subterfuges – écharpes, cagoules, capuches, masques, perruques, peinture faciale – qui permettent aux combattants improvisés, cibles des groupes de «pacifistes» autant que des forces de police, de demeurer cachés, de rester sans visage, pour échapper au fichage transfrontières aussi bien que pour affirmer, en lambeaux noirs, la politique de l’opacité.

    Faire écran

    C’est l’autre force de ces déserteurs, stratèges de la dérive, experts en désubjectivation, c’est – au plan tactique – le pendant du comment : se voiler, se couvrir, se faire invisible, pour que n’emportent la partie ni l’adversaire et ses brigades du dévoilement (je t’ai vu, je t’ai eu) ni les théologies de la transparence commune et du Sujet compact. Garder un secret comme on se constitue une réserve – tactiquement. Les masques recomposent un monde : on quitte en les portant la cohorte des visages, mais on fabrique aussi, en arborant ce foulard noir, un lien affinitaire, signe de reconnaissance. Il s’agit de faire écran, comme le font face aux flics les fanfares dansantes d’anarchistes anglais qui, sous prétexte d’un rituel musical, gagnent peu à peu du terrain, à moins qu’elles ne cachent en leur sein, curieux cheval de Troie, quelques assaillants prêts à bondir. Et ce vieil Allemand qui commente à l’écran les tactiques de ses cadets gênois, avant de saisir dans un bassin un poisson aphasique (« c’est le capitalisme aujourd’hui »), lui qui pourrait incarner cette vieille-garde organisationnelle déconnectée des jeunes insurrectionnels du moment, il n’en a pas moins choisi de porter à son tour un masque grotesque et un nez de clown, aveu d’une connivence sans visage. Se cacher, c’est inverser les codes, les subvertir sur place, en se couvrant par exemple d’autocollants Attac pour passer inaperçu auprès des hordes de manifestants. Avancer masqué pour endormir les soupçons, avoir l’air dépassé pour mieux reprendre le dessus, jeu du signe inversé auquel excellent les combattants depuis qu’il y a 25 siècles, le stratège Sun Zi réunissait ces quelques règles de bon sens en un complet Art de la guerre : « La confusion apparente procède de l’ordre, la couardise apparente procède du courage, la faiblesse apparente procède de la force (…) Il faut avancer sans laisser de traces, semblable aux esprits ». Longtemps avant que des stratèges plus récents (Deleuze et Guattari, par exemple) ne leur donnent une leçon de monadologie, les tenants d’un face-à-face rigide, bêtement polarisé, entre substances ennemies avaient déjà tort : car se cacher c’est aussi semer l’ennemi, le disperser, jeter le trouble en son sein, en menaçant de le devenir, ou que lui-même ne devienne l’insurgé, des Indiens d’avant-hier déguisés en colons pour mieux les attaquer aux camouflés nombreux de guerres plus récentes, et aux flics en civil d’aujourd’hui que rien ne distingue plus de leurs cibles « civiles ». Sun Zi, toujours : « l’armée doit être semblable à l’eau : comme l’eau évite les hauteurs et se précipite dans les creux, l’armée évite les pleins et attaque les vides ; comme l’eau adapte son cours aux reliefs du terrain, l’armée construit la victoire en s’adaptant à l’ennemi ; c’est pourquoi, comme l’eau n’a pas toujours la même forme, l’armée n’a pas toujours la même apparence ». Il y va là, bien entendu, de beaucoup plus que de la seule efficacité guerrière ; il y va des interstices, de toutes les zones échappant aux radars, comme des seuls recoins où ma valeur ne me sera pas dictée, octroyée puis dérobée, cycle de la domination. C’est encore pour se rendre inassignables que les réalisateurs eux-mêmes du film ont choisi de disparaître derrière un nom générique. Et le communisme à son tour, en un refrain obsédant, y devient ce « besoin d’espaces nocturnes où se trouver les uns les autres par-delà nos qualités », zone d’un effleurement neutre dans l’obscurité, comme en cette nouvelle de Boris Vian où une ville réinvente l’être-ensemble à la faveur du brouillard épais qui y aveugle ses habitants. C’est l’une des grandes propositions de ce film, à laquelle il prète ses moyens les plus subtils : la brume principe de plaisir, l’indistinction seule liberté, le voile comme résistance. D’où parfois cet écran noir, longtemps, que des cris de combats de rue désignent d’emblée comme autre chose qu’un jeu d’esthète ; d’où cet écran blanc aussi, blanchi jusqu’à l’uniforme nappe laiteuse, à force d’y avoir fait converger les brouillards du soleil, les fumées des lacrymos, les mousses de l’écume ; d’où la surimposition d’images, leur réduction à une seule fenêtre, tous les changements de focale qui brouillent brusquement la trop « juste » échelle. Les voix elles-mêmes des émeutiers interrogés participent de la même logique, parce qu’elles remplacent leurs visages tout en exprimant – de timbre en trémolo, d’accent chantant en bégaiement – autant de singularités vivantes.

    Distance, toujours

    Mais cette question du comment, et l’impératif qui s’ensuit de la dissimulation, le film lui-même doit les reprendre à son compte, les appliquer à son propre déroulement, pour ne pas réinjecter de la transparence là même où elle avait été évacuée – pour ne pas se faire, à force de littéralité, le porte-parole fidèle, l’image diaphane d’un mot d’ordre politique, fût-il aussi extatique, aussi peu discursif que celui-ci. Le film se doit de trouver un modus operandi qui le mette à distance du monde dénoncé, mais aussi du contre-monde énoncé, qui le transforme lui-même en une zone de transaction entre les mondes, un espace d’érosion de leurs frontières, et non en une simple tribune – résidu de cette société de discours, de cette figure du débat, qu’abhorrent les voix du film, et que lui-même s’est juré de contourner. La solution tient en un jeu de la distance, une petite science du décalage. Il convient que virages, retournements, déviations, quel que soit le degré de leur courbure, soient toujours effectués avec la plus grande précision. Deux femmes alanguies sont accoudées côte à côte sur une couche, tandis qu’à l’écran s’affiche l’injonction : « fuyons ensemble ». Le noir, couleur de l’émeute mais marqueur aussi d’une radicalité en vogue, assume ici ses errements, ses tentations nihilistes, comme en ces scènes de tournage publicitaire qui alternent, inattendues, avec les scènes de rue, et dessinent un continuum là où les moralistes préféreraient une dialectique. La caméra, parfois, accélère ses mouvements, en perd toute direction, jusqu’à brouiller entièrement l’image, autant pour mimer la course des émeutiers qu’elle suit – rappelant l’engagement physique dont procède ce film – que pour les mettre, eux aussi, à distance, recouverts par le flou, séparés de nous par une seule membrane de lumière. Distance encore avec ce couple de gênois du week-end venu traîner en scooter autour de poubelles enflammées, comme si à l’image d’une furie de guerre urbaine se substituait tout à coup, ironique, simplement évoquée, la désinvolture d’une scène fellinienne. Et c’est la distance, toujours, que produisent les éclats d’une musique dissonante, fragmentaire, jamais là où on l’attendrait, notes de Brahms, clavecin de Bach, refrain latino éraillé, méditations de Lizt avant les basses stridentes d’un concert punk, à moins qu’ils n’aient été simultanés. Le décalage peut n’être enfin qu’un changement de registre, métaphore, citation, géométrisation, comme lorsqu’une diatribe politique résonne en voix-off pendant qu’à l’image des doigts roulent un joint, ou même avec ce bloc noir de Malevitch – celui de son œuvre devenu ici celui de sa tombe – dont on ne sait plus soudain lequel des deux, du simple carré peint et du schwarz block éponyme des émeutiers gênois, est la figure de l’autre, sa réalisation.

    L’actrice debout dans une cuisine (Chloé Sévigny) qui découvre avec nous, ânonne, répète peu à peu les mots d’ordre politiques des émeutiers gênois incarne peut-être mieux ce jeu de la distance, ses enjeux aussi, que toute autre image du film. Elle est l’autre du texte, mais aussi sa seule médiation. Sa distance à son texte est une distance active, distance au discours, à l’énonciation péremptoire, sensualité de ce moment de surprise qui précède l’effort de la compréhension. C’est la curieuse distance du corps lisant, concentré mais disponible, penché sur sa feuille, affronté à ses mots, en train de les explorer sous nos yeux, de les jouer, de les percer à jour, dans une langue de surcroît qui n’est pas celle des émeutiers, étrangère, familière, l’idiome plutôt du spectateur. Interroger ainsi l’arrogance du discours, mimer son extériorité tout en louant sa force d’insoumission, avec un sens du tragique autant que de l’ironie – les deux indissociables –, ce n’est pas seulement le fait d’un retrait, retrait de l’œil-filmant en-deça du combat, retrait du témoin dans les marges de l’histoire : c’est aussi le plaisir d’explorer, grâce aux ressources d’une seule technique du regard, tout ce qui peut substituer la lutte des corps aux joutes d’arguments, la dérive par les rues aux glissements de monologue, ou – dans les termes prophétiques que proposait Nietzsche – le poids d’un faire-non aux vapeurs du dire-non. Faire-non ne se paie d’aucun mot : «chère maman, je suis fou, je suis devenu un clochard, et je vais mourir». Il est loin, le documentaire à la papa, comme s’éloignent déjà les slogans d’avant-hier qui l’avaient vu vibrer. C’est qu’entretemps certains se sont réveillés, qui se font « le cauchemar de ceux qui dorment encore », et qu’a repris du service l’impératif sans âge – débarrasse-toi de toi-même.

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