À Propos de La Colonie

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    Vincent Roux, par Mo Gourmelon

    « À la colonie pas plus qu’à la centrale, le mot malfaiteur n’a plus de sens qui le prononcera se rendra ridicule », cette phrase est articulée au milieu du film, dans un couloir vide et désaffecté entre une cellule blanche où traîne au sol un cercueil et l’obscurité d’une autre avec l’échappée d’un ciel bleu où lentement s’étiole un nuage… De belles images comme sait en produire Vincent Roux, en contraste poignant avec l’histoire évoquée de cet établissement.

    Nous avons pénétré lentement dans une maison de redressement. Une approche extérieure campée dans un environnement bucolique, un édifice imposant livré en une suite de plans fixes… Toutes ces prises de vues lentes et progressives ont fiché le décor. Mais ici et très vite Colonie ne rime pas avec vacances mais avec pénitentiaire. La désertion du lieu et la découverte graduelle de son délabrement plombent étrangement la lecture de son histoire passée que nous profile Vincent Roux. Il existe des lieux définitivement marqués par leur histoire comme au large de Cayenne, les bagnes coloniaux de l’Ile du Salut ou de l’Ile au Diable. Cependant, la nature a partout repris ses droits avec la luxuriance de végétations et l’entortillement de racines capables d’ensevelir l’insalubrité des anciens cachots. Seule l’histoire des délits, sévices et autres souffrances est transmise à travers les graffitis, récits d’anciens bagnards, dont celui d’Henri Charrière plus connu sous le nom de Papillon. La Colonie fait partie de ces lieux-là et se maintient dans un entre-deux.

    Ici, la voix sonne comme un témoignage direct, un commentaire éventuel des images capturées. Cependant, la diction est hachée et parfois trop hésitante comme le déchiffrement mal assuré d’un texte. Les paroles d’un registre littéraire s’accordent mal avec le manque d’éducation et de maturité que l’on suppose aux jeunes colons. Ce décalage est d’autant plus troublant que ce qui est dit résonne avec ce qui est vu. On apprend au générique qu’il s’agit d’extraits de textes. Le miracle de la rose, de Jean Genet, Les enfants du bagne de Marie Rouanet et Le groupe d’information sur les prisons ont été partiellement lus.
    MG

    L’expérience simple

    Mo Gourmelon : Comment est né l’idée de capter la Colonie ? Comment as-tu eu accès à ce lieu ?

    Vincent Roux : Lorsque je suis allé visiter le lieu de la future exposition Fiat Lux (à La Chapelle des Pénitents, à Aniane, dans l’Hérault), j’ai découvert autour de cette chapelle, le calme d’un village, le silence des ruelles au moment de la sieste, le soleil sur l’eau des fontaines publiques, celles où les chiens boivent parfois… Et puis, un peu à l’écart, le long d’un viaduc, il y avait un impressionnant mur, recouvert de lierre autant que de tags, contrefort d’une maison gigantesque, bâtisse fortifiée, pour qui ou contre quoi, maison fermée, maison de « triste réputation », maison « Pénitentiaire », alors que notre chapelle n’évoquait que « Pénitents »…
    Un mois était passé. Nous entrions à la sauvette, comme des enfants, dans ce lieu désaffecté appartenant à l’état, avec une caméra et un bon micro : duo pour une entreprise d’immersion dans une réalité carcérale, qui, je l’appris plus tard, dura presque un siècle et demi. Cette ancienne Colonie Ouvrière, l’une des seules en France, se compose d’un grand bâtiment central (le dortoir) qui abrite un très beau cloître, et de plusieurs grands ateliers, construits plus « récemment ». Le bâtiment principal était une ancienne abbaye fondée en 782, devenue vers 1633, congrégation bénédictine, et enfin Colonie Pénitentiaire vers 1845. Pendant trois jours, nous avons traversé les couloirs chargés d’histoires et nous avons passé en revue toutes les chambres, tous les ateliers, la grande cour, le cloître. Seules les caves nous sont restées inconnues. Nous avions ainsi une matière filmique et sonore suffisante pour qu’un film court voie le jour…

    Je crois que je suis entré dans ce bâtiment par pure fascination pour les lieux désaffectés, avant même de penser qu’il était probablement interdit d’y pénétrer, et encore plus d’user d’une caméra. Pour dire la vérité, je n’ai eu aucune autorisation de visite ou de tournage, et je suis persuadé que ma demande aurait été refusée. Alors, je suis passé outre les interdits… Une petite fenêtre cassée donnant sur une ruelle du village : ma porte d’entrée équivalait à la largeur d’épaules d’un enfant.
    Je ne savais pas à quoi m’attendre. L’excitation se faisait plus accrue. Très vite les bâtiments se sont imposés comme de vrais acteurs, ils nous livraient la partie visible de leur histoire, ma tête « imaginait » la partie invisible, et le film se dessinait ici, dans les interstices. De leur silence, les murs nous offraient un témoignage discret, humble et triste à la fois. On pouvait presque entendre les enfants chuchoter, rire ou pleurer, sauf que le temps les avait cachés sous le chant des oiseaux et derrière le vent qui fait vibrer les feuilles.

    Ce lieu n’a finalement laissé que très peu d’indices propres à son activité passée : un cercueil ouvert et rempli de terre, déroutant d’ailleurs par sa présence à l’intérieur de cette chambre ; des barreaux de fenêtres tordus vers l’extérieur, des graffitis aux murs, des outils d’ateliers de fabrication de chaussures (l’atelier de cordonnerie du bagne d’Aniane avait fabriqué des dizaines de milliers de paires de chaussures durant la première Guerre), des carnets médicaux… Mais il y a des histoires, inventées, imaginées, écrites, lues, récitées. Des histoires qui naissent avec les murs et qui vieillissent avec les tapisseries. Alors, j’avais envie d’histoires.

    MG : Tu as choisi un parti pris d’approche silencieux puis la voix d’un jeune garçon se fait entendre…

    VR : C’est Jean Genet, qui m’est venu très vite à l’esprit : Mettray, une Colonie Agricole en Touraine, avait été sa « maison » durant deux ans et demi. Elle fut une de ses grandes sources d’inspiration, pour notamment Le Miracle de la Rose. Il y avait aussi la poésie de Jacques Prévert La Chasse à l’Enfant (chantée par Marianne Oswald). Elle évoque la fugue des enfants du bagne de Belle-Ile-en-Mer, en 1934, et la chasse qu’organisèrent de nombreux villageois pour les retrouver… Plus tard j’ai lu, qu’en août 1937, les enfants du Bagne d’Aniane se révoltèrent aussi, et les punitions furent très violentes. La coalition entre la direction du bagne et certains villageois était alors très présente, rançon à la clé… Et puis, on sait aussi qu’en 2002, Messieurs Luc Ferry et Nicolas Sarkozy ont annoncé la création de centres fermés pour les adolescents. « Éduquer en enfermant » : cela fait toujours aussi froid dans le dos.

    Les différents extraits de texte que je voulais utiliser (Jean Genet, Marie Rouannet, les textes du Groupe d’Information des Prisons) ne devaient pas être simplement lus. Se rapprocher le plus simplement possible des « conditions » de vie des enfants de cette Colonie était délicat. Je ne sais pas si j’ai réellement réussi, mais, faire lire ces textes par un enfant semblait le plus approprié. Ainsi, du silence de cette grande maison vide naît la voix d’un enfant, de l’âge probable de celui des anciens colons, hésitante, trébuchante. Heurtant les mots et leur poésie, sa voix nous installe dans une réalité violente mais éphémère : le quotidien d’alors nous est un peu décrit… La poésie frôle les sols, lisse les murs, mais elle pourrait les détruire. La découverte du texte se marie à la découverte des lieux, et le mouvement fluide de la caméra est attiré par l’apesanteur des mots difficiles à porter. Alors, elle se pose parfois, et observe les angles de vue, les murs trop étroits et les ciels bouchés, tristes décors pour des vies adolescentes.

    MG : Pour faire écho à ce que tu énonces, j’ai en tête cette phrase qui est dite dans le film : « Nous-mêmes dans notre bure de la maison, sommes des feuilles mortes et c’est tristement que l’on passe parmi nous, nous tombons en silence. » Les images suivantes remplacent les archives répandues au sol par des feuilles mortes. Apparaissent aussi ces autres feuilles mortes amassées au seuil d’une porte. Tout d’un coup, frappée par cette phrase l’endroit m’en semble recouvert et je revois ainsi les images du début. J’aime ce parti prix de circulations entre les mots et les images. Tu aurais pu t’apitoyer ou dresser un historique – ce que tu as fait en t’intéressant à ce lieu – mais qui n’apparaît pas dans le film. Mais ces témoignages de détenus – et en dehors même de leur beauté – constituent une première émancipation et l’expression d’une révolte intérieure…

    VR : En faisant ce film je ne voulais pas faire un reportage de télévision. Je voulais être fidèle à la mémoire du lieu sans tomber dans le piège de la dramatisation et d’une narration trop crue. J’ai eu l’occasion de voir un reportage que France 3 avait produit sur un ancien bagne pour enfant, bâti également dans l’Hérault, mais plus ancien et réhabilité, celui-ci, en caves vinicoles… Ses auteurs avaient réuni tous les critères du reportage « larmoyant » : photos d’époques, voix-off envolée sur un tapis de désespérance, mise en situation d’enfants à l’intérieur d’anciens cachots, musique pesante… Bref, c’était une bonne occasion pour moi de ne surtout pas faire la même chose… J’avais envie, encore une fois, de regarder les pierres et les murs, comme dans mon précédent film. En les observant longuement, on peut voir des gouttes légères sur la mousse, des dessins et des graffitis, des mots gravés, presque effacés… La phrase de Jean Genet que tu cites dans ta question résume et illustre en quelque sorte tout ce que je voyais lors de la « visite » de ce bagne. Ma caméra n’a fait que frôler des corps absents, des fantômes automnaux, des feuilles mortes de froid, et des tapisseries dévoilant sous leur colle, non pas des murs vierges, mais d’autres tapisseries, comme autant d’époques superposées.

    MG : Peux-tu prolonger cette attirance que tu as pour les lieux désaffectés ?

    VR : A l’abandon, les bâtiments désaffectés laissent le temps parler et agir. Je crois que c’est ce qui me fascine le plus. J’aime que la nature reprenne parfois sa place… Et puis il y a cette solitude, si présente et si forte, qui est mise en avant lors de l’abandon. Ne plus s’occuper des lieux et de leurs activités c’est oublier. Mais pourquoi oublier ? Filmer plutôt, et faire remonter les histoires, réentendre les voix, comme dans l’Appartement de la rue de Vaugirard de Christian Boltanski, ou dans le travail sur la mémoire des lieux de Sibylle de Mandiargues…

    MG : Veux-tu parler, entre autres, de la série photographique réalisée par Francesco Patriarca dans l’appartement de l’écrivain André Pieyre de Mandiargues ? À la mort de son père, sa fille Sybille n’avait rien touché. Puis l’appartement a été vidé et des photos réalisées. Peux-tu préciser ton intérêt ?

    VR : Ce n’est qu’un hasard, mais il y trois ou quatre ans, Sybille de Mandiargues cherchait quelqu’un, un opérateur en fait, pour un projet de film ayant pour principal « acteur » l’appartement de son père Pieyre de Mandiargues. J’aurais bien voulu participer à ce projet, mais cela n’a pas eu lieu. Je pense que ce film ne s’est pas fait, mais depuis effectivement, un livre de photographies a vu le jour, ce que je ne sais que depuis peu de temps car je suis simplement « tombé dessus » dans une librairie. Les photographies sont très réussies, envoûtantes. Des murs, tous colorés si je me souviens bien, sur lesquels on ne voit que les traces de poussière et d’usure laissées par le temps : cadres grisâtres sur fonds décolorés, empreintes des images encadrées qui étaient accrochées aux murs de cette maison. J’imagine que ces images faisaient partie de la vie de Pieyre de Mandiargues, elles devaient être souvenirs et icônes préférés. C’est peut-être cela le souvenir du souvenir. Les photos prises par Francesco Patriarca ont ce mystère qu’ont les radiographies : On voit une image dans laquelle vit une autre image, on voit à travers la première, et il existe une nouvelle couche, une épaisseur dans laquelle on pourrait croiser une histoire et ses personnages invisibles…
    Il faut visiter ces lieux comme on visite un musée ou un centre d’art. La visite y prend son importance, et ce qui est donné à voir aussi. Tout est à regarder, à observer lentement : c’est une expérience simple. Ce que j’aime aussi c’est l’impopularité de ce genre de lieu : peu de gens ont ce goût pour ces bâtiments froids, usés, salis mais toujours debout. On s’y sent plutôt bien en fait.

    MG : Ce que tu dis de l’appartement de Pieyre de Mandiargues photographié résonne effectivement avec ton film. J’ai été par ailleurs frappée par la manière dont on pénètre dans le lieu. Après une succession de plans fixes extérieurs, où l’on perçoit des chants d’oiseaux, des cris d’enfants, on semble comme aspiré par la caméra à reculons. Le silence gravit un escalier pour retrouver le chant des grillons. Des successions de paliers émotionnels sont ainsi ménagées.

    VR : J’ai l’impression qu’il existe des lieux, comme ce bagne, qui dans leur solitude et leur délabrement lancent un appel à qui veut l’entendre, un désir de communiquer peut-être : « Entrez en moi et je vous livrerai mes secrets », métaphore sexuelle fascinante, comme l’attraction des astres solitaires…
    Cette idée de pénétrer dans un endroit à reculons est intéressante. Il fallait, ici, laisser venir les impressions et non pas aller vers elles comme des certitudes, leur courir après. Certaines parties des bâtiments, comme le grand escalier de l’entrée ou les longs couloirs dévastés, sont des endroits envoûtants, qui vous entraînent, qui vous aspirent : c’est la beauté de cette maison. Mais aller à reculons, et puisque tu évoquais la « circulation » de l’image, c’est aussi une manière de circuler dans la narration. Cela double la présence de l’image. Deux chemins sont possibles. Comme deux yeux, Ils sont distincts et finissent par se rejoindre, ou du moins se croiser.

    MG : « De la terre en nuage / Et le ciel sous nos pieds… » ( Avril en octobre ; d’autour de lucie). Je pense en écoutant cette chanson à la succession des plans du cercueil et du nuage qui m’a beaucoup marquée. Toi aussi tu écris de la musique et des chansons, comment composes-tu ?

    VR : Je joue principalement de la guitare, et parfois un peu de piano. La musique de mes chansons est donc écrite d’abord sur ces instruments. Une fois sur mon ordinateur, je superpose les couches musicales, les arpèges et y ajoute parfois des rythmes ou bien des ambiances. Les textes sont écrits à d’autres moments. J’aime écrire, et le format des chansons me convient bien. Elles sont comme de courts poèmes, avec les rimes et leurs cortèges de jeux de mots. Écrire est pourtant un moment difficile, car les mots se font parfois rares, et leur justesse semble souvent faillible. Le disque Vincent Madame, conçu chez moi en 2003, est ma première expérience de composition et laisse un goût d’intimité voilée, une promenade sonore dans un univers de fantasmes et de rêves. Une suite est presque prête, l’enregistrement va se faire dans le mois à venir, et je suis impatient du résultat.

    MG : Quelles sont tes références et tes inspirations ? Quelles sont les interférences avec tes films ?

    VR : Mes références sont plutôt rock : Nick Cave and the Bad Seeds, et avant les Birthday Party, Fugazi, Sonic Youth, Bästard, Radiohead, Serge Gainsbourg et Dominique A, et bien d’autres encore, de la musique électronique, de la musique classique… Toutes les musiques que j’écoute sont liées aux gens que je rencontre, aux passions partagées et aux amours entamées ou consumées. Comme le sang, la musique est un lien très fort. Depuis mon enfance, j’ai toujours beaucoup écouté de musique, parfois cela en était même maladif. Je veux dire par là que l’isolement dans lequel cela peut mettre ne m’est pas inconnu. On peut se cacher derrière une mélodie, en la chantant si elle nous plaît, et ne plus voir ce qui nous entoure, jusqu’à l’aliénation.
    Pour ce qui est du rapprochement avec mes films le lien se fait là où l’atmosphère se crée, derrière les rêves, les secrets livrés et le noir broyé. L’ajout d’ambiances sonores réelles au sein des chansons permet une projection dans un univers très cinématographique. J’aime le chant du vent et celui des insectes, j’aime la musique des rues et la valse des voitures, j’aime le bruit de nos pas…
    Dans les textes des chansons, « poésie » et « mélancolie » respirent de concert, comme dans les textes écrits pour Au bout d’une corde, film produit et montré par l’Espace Croisé en 2003. Et, presque logiquement, dans ce film et plus récemment dans la Colonie, aucune musique ne se fait entendre, justement parce que la voix tient une place importante : elle est musicale, dans ses chuchotements et ses hésitations. Elle est là, vivante.

    Propos recueillis par Mo Gourmelon, mars 2005, à l’occasion d’Idéal # 7,
    Espace Croisé, Roubaix
    Première parution : « Vincent Roux, la Colonie », in Art Présence, oct.-nov. 2005, n°56, p.40-45.

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