Entretien avec Aminatou Echard

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    Christian Merlhiot : Djamilia est l’héroïne d’un roman de Tchinguiz Aïtmatov, auteur Kirghize peu connu en France. Comment avez-vous découvert ce texte et comment a muri l’idée de filmer une série de rencontres avec des femmes de ce pays pour questionner ce personnage romanesque ?

    Aminatou Echard : Une amie m’a offert ce roman après mon premier séjour en Kirghizie en 2006. Le texte m’a de suite touchée. J’ai voulu intégrer la figure de ces deux personnages modernes Djamilia et Daniar à Broadway, le premier film que j’ai tourné en Asie Centrale. Mais dès les premiers jours de tournage en 2009 il m’était évident qu’ils ne pourraient pas faire partie de ce film là, ni être associés dans un même film.
    Avant d’abandonner cette idée, alors que je cherchais une jeune comédienne et que j’interrogeais autour de moi chaque femme à propos de Djamilia, j’ai été surprise par la richesse des paroles, le mélange entre récits personnels, grande Histoire, envolées romanesques, poétiques. Les yeux se mettaient à briller et les sourires m’invitaient spontanément à entrer dans les maisons et à parler. J’ai donc suivi mon intuition, filmé Symbat / Djamilia marchant dans la montagne et fait les premiers repérages avec elle en parallèle du tournage de Broawday.
    En tant qu’occidentale, il est difficile d’accéder à une parole intime et de recevoir autre chose qu’un discours général sur les traditions du pays. Faire un film sur les femmes, avec la particularité traditionnelle de « l’enlèvement », les questions de religion, cela rend méfiant instantanément. En plus ce travail était porté par une étrangère occidentale. J’ai tout de suite senti que Djamilia me permettrait de me déplacer et de tenter autre chose. Par ailleurs, le fait que  Djamilia ait été traduit par Louis Aragon faisait d’emblée accepter ma démarche. Non seulement tout le monde a lu Djamilia, mais tout le monde sait également que le texte a été traduit par un grand écrivain français.

    C M : Les documents de travail attestent plusieurs voyages échelonnés entre 2007 et 2016. Les photographies de repérages sont datées de 2007 – 2008 – 2009 – 2012 – 2014 et 2016, soit pas moins de six voyages. Quels ont été les impératifs du film en terme de préparation ? Est-ce que ce rythme de travail était naturel pour appréhender ce pays, ce sujet et ces rencontres aujourd’hui ?

    A E : Les repérages pour Djamilia à proprement parler ont commencé en 2009. Peut-être que je suis particulièrement lente. Avant de commencer quoi que ce soit je dois savoir où je suis, en avoir compris les enjeux, pouvoir appréhender les modes de vie, l’histoire, la culture d’un pays. Mais j’ai lu peu de livres, cette connaissance pour moi passe d’abord par ma présence sur place, passer du temps, rester en éveil pour sentir les choses, rencontrer les gens, choisir quelques lieux et y rester. Cette compréhension de l’intérieur était ressentie par les femmes et, associée au personnage de Djamilia, elle a permis la rencontre.
    Ensuite, il m’a fallu du temps pour comprendre comment aborder le texte de Djamilia  et le personnage de cette femme, pour qu’elle puisse effectivement me permettre d’ouvrir sur ce qui m’intéressait et de dépasser le résumé du roman. J’ai donc rencontré beaucoup de femmes de générations différentes et de milieux différents avec qui j’ai parlé pour comprendre comment elles pensaient, quels étaient les modes de récit, les limites de la parole, les directions qui fermaient le récit, celles qui au contraire l’ouvrait… Bien entendu, si on parle du sujet, lequel exposé très rapidement serait « la condition des femmes », il va de soi que toutes ces rencontres m’ont aussi permis de cerner un contexte particulier. Comme le dit Rana dans l’un des entretiens, les femmes sont « prises entre traditions familiales, traditions régionales et traditions religieuses ». L’enjeu était de voir si Djamilia me permettrait de sortir du personnage pour réfléchir autrement.
    Le rythme du travail aurait malgré tout pu être plus rapide si j’avais eu les moyens de tourner, car lorsque j’ai finalement eu l’argent, j’avais déjà fait le deuil du film.
    Et il m’a fallu du temps là encore pour le faire renaître.

    C M : Les notes rédigées en 2016 pendant la dernière partie du tournage évoquent la brièveté des rencontres pour les entretiens et la difficulté à capter une parole libérée des contraintes de la vie quotidienne. Le film achevé nous livre des propos incisifs et acérés. La parole est sans fioritures et sans complaisance. Comment se sont déroulés ces moments de rencontre pour les entretiens ? Comment étaient-ils préparés ? Comment interpréter aujourd’hui la surprise et parfois la déception du journal de tournage ?

    A E : Je suis d’abord restée deux mois dans un village que je connaissais et où j’ai pu revoir des femmes que j’avais rencontrées en repérages. Dans un second temps, j’ai été itinérante pendant un mois, traversant la région où se déroule le récit de Djamilia. Mais à quelques exceptions près, les rencontres ont toujours été uniques. Le fait de filmer et enregistrer une parole dont chacun sait qu’elle peut causer des problèmes à celle qui la livre, conditionne fortement le temps de l’entretien. Je ne pouvais pas revenir : il aurait fallu qu’elles demandent l’autorisation ou tout du moins qu’elles expliquent à leur mari, à leur beau-père et belle-mère, qu’elles racontent le projet et son sujet qui débordait évidemment sur la question des femmes. Pour être possible, il fallait que cette parole soit livrée dans le temps d’une rencontre, et que je l’emporte avec moi, loin, même si les femmes m’autorisaient presque toutes à conserver leurs noms.
    Ensuite, elles ont très peu de temps disponible et elles me l’ont offert, ce qui est un don précieux. Il fallait que je réussisse à être aussi concise et précise qu’elles, dans le temps qu’elles m’accordaient, et qui pouvait s’interrompre à tout moment. Or, je n’avais pas le même rapport au temps puisque j’ai toujours pu avoir « tout mon temps ». Leurs temps, cela signifie en moyenne une heure d’échange, parfois un peu plus, mais parfois moins. Et c’était déjà tellement pour elles… De mon côté, je n’avais pas envisagé la possibilité de rencontres si courtes. Et donc, même si j’avais fait des repérages pour comprendre comment « mener » l’entretien, j’avais l’impression de toujours manquer de temps. Mais petit à petit j’ai réussi à basculer dans leur temps pour faire rentrer dans « l’heure », toute la densité que j’espérais. Après chaque rencontre, avec mon interprète, je notais ce qui avait fonctionné et on reformulait les questions, les scénarios possibles, on réajustait le mode d’approche et notre explication du projet.

    C M : Au delà de son sujet inédit, le film est marquant par l’écriture visuelle qu’il développe. Une écriture de la distance, images et sons indépendants, écart entre plusieurs temporalités, présence granuleuse des images super8 parfois refilmées. Comment se sont opérés ces choix diamétralement opposés à toutes les économies de cinéma, surtout documentaire, aujourd’hui ?

    A E : Je filme en super 8 depuis longtemps et je pense avoir toujours filmé en super 8 en Asie Centrale. Avec le super 8 je ne peux pas filmer beaucoup et le son ne peut pas être synchrone : j’aime les contraintes que ce format impose au tournage et l’extrême liberté ensuite au montage, pour jouer avec différentes temporalités, refilmer les images, composer avec cette nouvelle matière, les sons non synchrone. Cela me permet de penser images, ambiances, bruit, voix, musique sur un même pied d’égalité, sans hiérarchie, pour composer un film. Peut-être est-ce possible parce que c’est de la pellicule, et que cette texture granuleuse me permet de tout renverser. Le temps de l’image n’est pas celui de la voix, il doit laisser exister les images pour elles-mêmes, autant que les sons. Je ne filmais évidemment pas en continu comme en vidéo, et j’avais même si peu de bobines que ça ne semblait pas très sérieux : je ne pouvais pas être dans la fonction de la « journaliste pour la télévision », encore moins dans celle de la réalisatrice de cinéma puisque j’étais seule. Cela amenait les femmes à ne pas être en représentation, et, dans ces moments toujours si courts, cela nous permettait d’être entièrement présentes et ouvertes à ce qui se passait sur le moment.
    Enfin, les réponses négatives récurrentes de toutes les commissions avant tournage à l’exception d’une seule, au lieu de me ramener vers une économie et une écriture documentaire plus classique, n’ont fait qu’affirmer mes choix de pouvoir expérimenter et développer l’écriture visuelle que je pressentais et que je travaille depuis plusieurs années.

     

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