À propos des films de Chai Siris

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    Par Antoine Thirion [2014]

    Voyez cette femme allongée sur un rocher émergeant à peine du lit d’une rivière, ses pensées s’écoulant au gré du courant, et cette autre endormie dans son appartement ; ces poissons qui arpentent le volume de leur aquarium ou ce bateau qui traverse lentement l’écran ; ces zooms où l’oeil avance, sans destination, dans les couloirs souterrains d’un stade abandonné, et ces soleils qui continuent à briller dans les souvenirs du cinéaste exilé. Écoutez le silence, le chant de la langue et les inflexions des accents, la douceur des voix où perce la mélancolie du pays natal, et des diseurs de bonne aventure prodiguant leurs conseils sentimentaux en vous caressant la main.
    Languides, les films de Chai Siris conjuguent l’entreprise documentaire et l’expérience cognitive. D’un côté ils recueillent des témoignages et des récits collectés dans la Thaïlande contemporaine, chez ses ouvriers, ses migrants, ses femmes de chambres, ses amoureux, ses adolescents. De l’autre ils leur offrent, comme à nous, une halte, une pause, un abri où s’expriment les peines et les inquiétudes, les souvenirs et les désirs, pour reconstruire le lien avec un passé et un avenir que des nécessités personnelles ou des évènements historiques ont fragilisé. Le cinéma, pour cet enfant de pharmaciens des faubourgs de Bangkok, est un remède pour des vies handicapées dans leur pouvoir de rétrospection et de projection.
    Chaque film présente à la fois la blessure et sa pommade, l’émotion et la cognition, la pensée et l’affect. Plutôt qu’à simplement témoigner, les sujets sont appelés à jouer, inventer, chanter, et ainsi, à produire en même temps un effort de remémoration et la prise de conscience d’un moment présent. Les films de Chai Siris ouvrent le présent sur le temps, laissent la mémoire réarticuler le présent. Aussi le passé y est-il, comme il se doit, aussi étrange et insistant que le présent est lacunaire, flou, en attente d’une forme – scénario d’un film qui se réécrirait sans cesse sans avoir jamais besoin d’être tourné.

    Antoine Thirion est critique de cinéma, aux Cahiers du cinéma de 2001 à 2009, dans la revue Independencia, qu’il fonde avec Eugenio Renzi, de 2009 à 2013. Commissaire en 2009 de la rétrospective James Benning au Jeu de Paume. Il est actuellement conseiller et directeur artistique des éditions de la société Independencia.

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