Noms de pays : le pays

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    Jeudi 26 avril 2007
    La fémis, Paris

    Dans À la recherche du temps perdu, Marcel Proust explore la relation profonde qu’entretient le narrateur avec son expérience du réel. Le problème qui le travaille concerne la représentation, prise au sens large. La lutte du jeune homme avec cette question préfigure sa pratique d’écrivain. J’emprunte au premier chapitre de À l’ombre des jeunes filles en fleur ce « nom de pays » qui évoque rêveries et désirs de voyages confrontés à la déception face à la réalité brute. Seul l’art serait capable de ré-enchanter les paysages et de les rendre à la hauteur des espérances. Ce «nom de pays» constitue alors une sorte de contenant que l’on remplit de songes.
    Arnold Pasquier

    Le vent, le vent

    Un film de Frank Smith
    France, 2006, 33 min, vidéo

    Au commencement, le paysage, puis, à l’infini, dans la vibration phosphorescente d’une masse de chaleur, l’apparition du personnage, ou du souvenir. Qu’il apparaisse à dos de chameau, au galop, ou à cheval sur le vocabulaire, qu’importe la monture, pourvu qu’il vienne à nous, saisissant, et nous emporte au loin. Le décor est planté, lieu commun de l’Amérique, avec Le vent, le vent, Frank Smith saisit son désir d’espace dans le général et partagé mille fois « grand espace américain ». Pour s’y perdre en contemplation, pour y figurer des fantômes qui s’emparent — comme de toute maison laissée librement vacante à la déraison — de ces lieux hantés de caravanes, colonnes d’indiens, routes d’orées de briques de rêves. Pas une âme, pas un souffle, sauf celui du vent, convoqué, invoqué dans la durée du plan et qui exhale parfois l’indice de ce que Frank Smith y cherche, l’incommensurable surprise, le nom de ce pays qui le tient en haleine, aussitôt repris qu’il lui a été donné de l’entrapercevoir. La voix, celle d’Emmanuelle Riva, viendra consoler cette perte. Une histoire en vaut une autre, je te berce de mes mots empruntés. Toutes les paroles semblent bonnes à dire et à entendre pour donner le change de ce monde qui tarde tant à s’accorder à nos désirs. « America ! », « Syria ! », « Utopia ! », tous les pays sont des désirs, et les voyages de brèves unions, violentes et douces, car elles conjuguent à chaque fois la surprise de ce qui n’était pas attendu et la triste et irrémédiable perte de la cocagne perdue.

    Da Lontano

    Un film de Mauro Santini
    Italie, 2002, 7 min, vidéo

    Mauro Santini est un vidéaste italien qui a posé son atelier de montage dans une ville de la côte Adriatique, port d’attache d’où il part saisir, de pays en pays, la rumeur et les humeurs. Le paysage est chez lui la partie d’un tout vibratile, où s’entremêlent formes et figures dans un perpétuel balancement entre apparition et perte. Les impressions s’amoncellent, se fondent les unes dans les autres, des visages et des corps s’incarnent le temps de leur reconnaissance, puis glissent et se dissolvent. L’effet de flou est peut-être sa façon d’oser s’approcher des choses, de leur rendre leurs infinies impressions et de retrouver, par le truchement du montage et du mixage, leurs origines sensibles, transmises. Il y a sans doute chez Mauro Santini une grande pudeur à ne pas nommer définitivement le monde, à lui laisser tout son avenir. Le blanc éclatant et le noir profond où apparaissent ses images sont comme des fonds, espaces primordiaux, bains révélateurs où émergent les instants désirés. Sa fabrique est une patiente appropriation à la lisière de l’exprimable, où rien n’est affirmé sur le ton de l’irrémédiable.

    Nova Paraiso

    Un film de Julia Rometti
    Brésil, 2006, 38 min, vidéo

    Julia Rometti, artiste française installée pour quelques années au Brésil, aime le paysage éperdument, au point de le collectionner. La carte postale fait le lien entre ce sentiment et sa possession. Mais que faire d’une pile d’image : un album ? L’intérêt n’est pas tant de le tenir à soi que d’en faire quelque chose, de le faire voyager, d’en exprimer la multitude, l’ivresse. D’où cette idée de fusion par le film, une vue perpétuelle, une accumulation sans fin en forme de diaporama panoramique. Car le principe du film, ce collage de fragments d’une image dans l’autre n’est rien de moins que la proposition de composer avec la masse offerte du monde. En bâtisseuse, Julia Rometti assemble et écrit un Brésil dont le vocabulaire architectural se prête aux combinaisons et aux audaces. Dans un pays d’une modernité inventive et d’une architecture hardie, elle accorde urbanisme et paysage sur un mode associatif et poétique où tout se heurte pour mieux s’épouser. Une voie rapide traverse l’espace entre mer et ciel, un groupe d’immeubles s’amoncelle en lisière de plage, une montagne remplace un centre ville pour mieux faire voir ce que nos yeux accoutumés négligent. Car ce film magique offre dans sa multitude de propositions mieux qu’un décor de rêve, une occasion de penser la ville et le paysage dans une infinie et prolixe composition, débarrassé des contraintes techniques et des comités de quartiers.

    Flatland

    Un film de Angela Detanico et Rafael Lain
    France, 2003, 8 min, vidéo

    Angela Detanico et Rafael Lain approchent le paysage comme un objet virtuel, sujet d’étude, matière à motifs. Ils travaillent la trame, comme on le dit d’un tissu, s’approchent de la structure des formes pour les révéler désossées, libres de l’affect et de l’interprétation. Ils œuvrent en dessinateur dont le trait viendrait moins souligner un contour pour en offrir la forme, qu’en chirurgiens anatomistes qui saisissent le squelette sous les chairs délaissées. Leurs rayures qui biffent un paysage de rivière asiatique renvoient à cette lame qui incise l’œil du Chien andalou. Ici, il ne s’agit plus de voir mais d’érafler l’espace diffracté et de discerner un entre-lieu entre les lignes ouvertes. Le son, rumeur de ce paysage d’eau, nous tient en haleine, c’est par lui que nous sommes encore de ce monde, à la lisière du visible (comme des aveugles, nous nous faisons une image de ce que nous entendons) et de l’inconnu rayé.

    Noms de pays : le pays. Jeudi 26 avril 2007. La fémis

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