Les Fragments

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    Nora Martirosyan, par Corinne Rondeau [2010]

    Il faut quelques fragments pour commencer. Des fragments de mémoire qui sont des images de films.

    Tout un monde dans une image qui n’arrête pas de bouger avec le son d’un véhicule : c’est un bus et sa compagnie. Mais très vite, les conditions du cinéma sont déplacées : l’image bouge parce que la caméra bouge : une photographie est filmée. Tous ces visages de Road Movie (2005) sont pris dans un transit : d’immobile le voyage s’anime de visages, les corps restent dans le bus, la ville partout autour agitée. Trois instants combinés dans une seule image ! Ces photos fixent : les passagers nous regardent, la caméra insiste moins sur eux que sur leur regard par des plans plus ou moins rapprochés. Et c’est le son du bus et de la ville en pleine effervescence qui crée le mouvement, qui est aussi celui du cinéma : il ne s’agit pas de faire bouger des corps dans un cadre mais de vivre dans la durée la reconquête de leur présence.

    Il y a une autre étrangeté : derrière chaque image quelqu’un nous a précédé qui a vu autrement.

    Cette banalité vient dire d’autres choses, et plus largement, sur l’image. Comment aujourd’hui, certains cinéastes viennent redéfinir le temps de l’image autant que l’image se disperse dans les discours qui se partagent entre l’idée d’un passé où la mélancolie s’érige ­- tout ce qui a été et qui n’est plus mais qui peut revenir comme le pire – et celle d’un passé neutralisé libérant de la vie – une vie cinématographique.

    Neutralisant la remontée du passé, ces films produisent cette naïveté teintée d’humanisme. Le partage est ainsi posé sur un fond d’inattendu. De la même manière, des images sont restées dans la mémoire et elles ont la force de ces photographies intimes que l’on regarde longtemps, régulièrement. Mais ces images de films, empreintes de mouvements, de temps, de sons, rien ne peut venir les fixer. Elles conservent l’étonnement de leur vitalité.

    Ainsi regarder une image ne consiste pas à saisir un temps passé car il ne renverrait en définitive qu’à de la contrainte temporelle, flèche linéaire du temps ; matérielle et technique, objet pour albums soigneusement rangés, leçon académique sur la photographie tout autant. Au contraire, chaque fois un horizon se lève sur un autre et recompose un nouvel horizon. Dans Road Movie, l’image tremble moins pour créer l’illusion du mouvement que pour réinscrire le mouvement dans l’illusion que nous nous faisons du temps. Il ne passe pas ! C’est là le temps du cinéma. On découvre alors tout ce qu’il y a d’écrit dans une image. Écrit non pas au sens du « tout est écrit » car l’image ne serait alors qu’une révélation appauvrie, mais plutôt à la manière dont on écrit avec les images, ce qu’on nomme le montage. Les images réécrivent ainsi les histoires que l’on ne peut pas se raconter mais que nous pouvons raconter parce qu’elles ne nous appartiennent pas ou bien parce que l’oubli est plus fort que nous et nécessaire. Curiosité de l’image : elle ne tient dans le temps qu’à condition de rencontrer notre mémoire, sans y appartenir ! L’image n’a pas de fin, elle est de tous les temps. Ce qui se lève devant le regard à partir d’un cliché est une part de sa propre extinction qui ne commémore rien d’exceptionnel et qui pourtant éveille les recombinaisons d’une vie fragmentée, bien au-delà de la nôtre.

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