La fabrique du film “Une pluie d’été”

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1984

 

Le film Une pluie d’été a été réalisé dans le cadre d’une exposition d’architecture produite par l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville intitulée Lina Bo Bardi, enseignements partagés. Conçue en partenariat avec l’École d’architecture de la Sapienza de Rome, son originalité tient au fait que l’ensemble des productions (maquettes, mobiliers, structures d’exposition, matériel graphique) a été conçu lors d’enseignements proposés dans ces deux écoles. Ainsi, les ateliers « maquette », « construction bois » ont été mobilisés, et vingt huit professeurs ont accompagné cent quarante deux étudiants, pendant un an et demi d’enseignements. Cette production a été présentée pendant trois mois dans les espaces d’exposition de l’école de Paris-Belleville (26/10/17-17/02/2018) et sa conception, itinérante, prévoit des présentations au Portugal, en Italie et au Brésil.

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Enseignant de vidéo à Belleville, j’ai été, dès le début de la conception de l’exposition, sollicité par la commissaire Elisabeth Essaïan pour réaliser un ensemble de films documentaires sur ces enseignements. En premier lieu, il s’agissait de filmer le travail d’atelier des étudiants des deux écoles. Régulièrement, une a deux fois par semaine et pendant près de deux ans, j’ai suivi les ateliers de construction, accompagnant la fabrication des mobiliers, des maquettes d’études, des maquettes d’exposition.

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Un voyage à Rome a permis le portrait complémentaire de la fabrique de maquettes d’étude de la Casa de Vidro par les étudiants de la Sapienza.

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J’y ai également tourné les premiers plans de l’installation vidéo Visite, qui se proposait de mettre en regard deux paysages, ceux de Rome et de São Paulo au Brésil. J’y filmais un parcours qui reliait les différents lieux de vie de Lina Bo, de l’enfance à l’âge adulte, ainsi que quelques-uns des bâtiments qui ont pu marquer, influencer son regard d’architecte. Il était entendu que je filmerais à São Paulo les architectures construites de Lina Bo Bardi, ainsi que les paysages urbains dans lesquelles elles s’insèrent.

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Les films ont été pensés comme établissant un parcours dans l’exposition. Didactiques, éclairant sa conception du point de vue des professeurs et de leurs enseignements, du point de vue des étudiants au travail. Historique également grâce à la parole des proches collaborateurs de l’architecte et par des universitaires qui apportaient un regard sur l’œuvre de Lina Bo Bardi.

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Enfin, une part de l’exposition s’ouvrait sur un principe d’interprétations. Interprétations sur le mobilier de l’architecte, à travers un atelier de versions transformées des bancs et chaises du SESC Pompeia. Interprétations à travers le regard du photographe italien Alessandro Lanzetta qui présentait des images des architectures brésiliennes et interprétations vidéo avec deux de mes propositions, l’installation Visite en double écran et un film personnel, probablement une fiction, tournée à São Paulo.

Un voyage au Brésil d’un mois était prévu pour tourner les entretiens du film Les mots de Lina, les plans brésiliens de Visite et me laisser le temps d’envisager la réalisation d’un film de court métrage que j’envisageais alors comme une suite, un « 12 ans après » au film de fiction tourné en 2004, Celui qui aime à raison.

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De façon imprécise, je souhaitais rassembler à nouveau les interprètes de cette histoire d’amour à trois qui s’inscrivait dans le paysage urbain moderniste de la ville de São Paulo, et qui dérivait à travers le sud du Brésil, jusqu’en Argentine. Deux des protagonistes principaux, Marcos Gallon et Osmar Zampieri étaient partants pour ces retrouvailles cinématographiques. J’arrivais donc à la mi-décembre 2016 à São Paulo, quinze jours avant Elisabeth Essaïan et comptais mettre à profit ces deux semaines pour commencer le tournage du film Visite et engager cette fiction. Finalement, Marcos Gallon se trouvait être en vacances au Mexique et si Osmar Zampieri était disposé à participer au film, je ne parvenais pas à trouver un élément déclencheur pour mettre en mouvement un récit. Je cherchais une accroche. Si elles étaient nombreuses dans l’architecture que je visitais et que je filmais de façon documentaire, je ne parvenais pas à faire fiction de cet ensemble de scènes déployées. Une exposition d’art traditionnel au musée Afro-brésilien du Parc Ibirapuera me mit sur la piste d’une coiffe en raphia coloré que j’imaginais alors faire porter à Osmar, déambulant dans les rues de la ville.

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Nous cherchons avec Osmar dans des magasins de candomblé des coiffes similaires, utilisées lors de cérémonies religieuses. Après quelques essais de casques, de chapeaux et de masques, j’ai le sentiment de me trouver devant une idée plus folklorisante que pertinente. Une figure épuisée de l’art contemporain qui se satisfait parfois d’un léger décalage de sens et d’usage d’un objet pour tout viatique d’expérience sensible. Osmar porte très bien le casque en métal argenté, mais qu’est-ce que cela raconte d’une pratique de la ville, voire du souvenir de l’histoire d’amour de Celui qui aime a raison ? Je n’en sais rien.

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J’abandonne l’idée du masque et nous repartons sur les scènes urbaines, qui sont mon principal motif d’inspiration. Nous tournons quelques plans sur le Minhocão, voie rapide suspendue construite dans les années 60 et qui coupe en deux, de façon autoritaire et brutale, le centre ville de São Paulo. Le week-end et la nuit, cette autoroute à quatre voies est libérée du trafic automobile et se transforme en un de long ruban de terrasses urbaines, idéal pour la promenade, la drague, les sports. Je convoque le motif d’Osmar marchant de dos, la ville offerte comme une scène déroulée, mais, encore une fois, à l’issue de ce tournage, rien n’apparaît comme saillant, nécessaire, provocant. J’ai l’impression de réitérer une formule obsolète, il n’y a toujours pas de film.

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Elisabeth Essaïan, à qui je relate mes recherches et mes échecs m’encourage depuis Paris, confiante en une idée qui finira bien par surgir. J’en suis peu convaincu, j’imagine abandonner ce projet de court métrage. L’effort pour faire des films, même mineurs, modestes, me semblant de plus en plus démesuré. C’est une idée qui me travaille depuis quelques temps, la difficulté sans cesse grandissante du « faire film », l’énergie toujours plus importante à fournir pour mettre en mouvement un projet qui coïnciderait avec un désir de cinéma, intact, mais fragile.

Hébergé chez Osmar et sa femme Ana, tout deux ex-danseurs du Ballet de la Ville de São Paulo, nous nous préparons pour la soirée de Noël, qui rassemble la famille et quelques amis. Chacun achète ses cadeaux. Le mien, ce sera une cafetière électrique pour la maison. À minuit, nous devons distribuer nos présents. Je crois me rappeler que c’est Osmar qui propose à chacun d’entre nous d’interpréter une petite danse en offrant son cadeau. Denise, la sœur d’Ana, remarque que je ne filme qu’Osmar et jamais Ana. C’est vrai, j’obtempère avec bonne grâce et je filme au téléphone portable la danse du cadeau d’Ana, en plongée complète, profitant d’une coursive qui entoure le patio de leur maison où se trouve l’arbre au pied duquel ont été déposés les cadeaux, et qui fait office de sapin de Noël.

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La danse d’Ana est magnifique. Si elle ne danse plus depuis longtemps, elle conserve une belle qualité de mouvements, qui me fait immanquablement penser à une chorégraphie de Pina Bausch. Je ne sais plus exactement comment cela s’est opéré en moi, mais il est certain que j’ai eu le sentiment de tenir là « le film ».

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L’arbre de cette cour du quartier de Perdizes à São Paulo, projette tout le jour une belle ombre dense qui se déplace sur les surfaces blanche des murs. A midi, l’ombre est verticale et crée un tapis sur le sol en béton. Je propose à Ana, le lendemain de Noël, de reprendre sa danse « du cadeau » dans un plan séquence qui mettra en scène cette ombre et une pluie, artificielle, projetée par un tuyau d’arrosage. Car, l’été, à São Paulo, en fin d’après-midi il pleut des orages singuliers, brefs et drus. J’ai l’idée du film. Ce sera une suite de danses, initiées par celle d’Ana, dans des architectures de Lina Bo Bardi. Cette cour de maison privée n’est bien sûr pas conçue par l’architecte brésilienne. Je l’envisage comme une introduction, une façon d’incarner une présence féminine, une qualité de mouvement qui se découvre dans son architecture : l’attention aux corps, aux éléments naturels, à une certaine grâce un peu brute et mobile. C’est un plan séquence tourné en une seule prise, le ruissellement de l’eau sur le sol rendant le plan forcément unique. Je tiens à cette tension que permet le plan séquence, l’idée d’un moment particulier, qui rejoue l’expérience de la scène, temps unique saisi par la caméra. Ana improvise sa danse dans la rumeur urbaine de la cour de sa maison, je fais signe à Osmar d’ouvrir le robinet, un nuage passe, il pleut, la qualité du sol change, puis sa danse achevée, Ana sort du cadre.

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Les sept autres danses procéderont peu ou prou du même principe. J’ai désigné rapidement les lieux du film, la possibilité d’investir telle ou telle architecture, activé les demandes d’autorisations de tournages. Il y aura donc l’esplanade du MASP, musée d’art de la ville de São Paulo ; une halle du SESC Pompeia, centre culturel où se trouve une fontaine ; le jardin sous la Maison de Verre, où habita le couple Lina Bo et Pietro Maria Bardi ; la salle du Teatro Oficina, siège de la compagnie de José Celso Martinez Corrêa ; l’église Espirito Santo do Cerrado à Uberlândia et enfin, une cascade dans une vallée arborée.

Le film ne prétend pas à couvrir l’ensemble des architectures construites de Lina Bo Bardi. Je poursuis en cela le projet d’exposition mené par Elisabeth Essaïan et Alessandra Criconia, qui ne cherche pas à déployer une proposition exhaustive sur l’œuvre, mais opère un choix par un ensemble de pièces, observées du point de vue de l’expérience d’un groupe de personnes qui découvrent, dans le travail, par la fabrique, une écriture singulière.

Le MASP, Musée d’Art de São Paulo, la danse de Juliana Santos et Gerson Dias.

Le MASP (1968) est l’icône architecturale de São Paulo. Situé sur l’avenida Paulista, il est avec ses piliers rouges un signe d’une grande force expressive. C’est le siège d’une belle collection d’art ancien, présentée sur des chevalets de verre qui ont fait la renommée de cette institution. J’ai choisi de filmer la danse sur l’esplanade qui entoure le bâtiment et qui crée une place urbaine particulièrement importante dans la typologie et l’histoire de la ville. Pensée comme une agora, une scène, un lieu de rassemblement, elle est devenue l’épicentre des manifestations sociales de São Paulo, régulièrement envahie d’une foule contestataire, mais aussi de foires, de marchés, d’évènements culturels en tout genre. C’est aussi, sous l’auvent de la dalle du bâtiment suspendu, un abri pour de nombreux SDF qui y installent leurs tentes. Nous avons tourné tôt un matin une danse de Fogo interprétée par deux étudiants d’Ana Teixeira que j’avais vu danser chez elle. Juliana Santos et Gerson Dias se sont prêtés au jeu d’une chorégraphie où l’eau apparaît grâce à deux bouteilles vidées sur la tête des danseurs. Encore une fois, il s’agissait d’un plan séquence, unique prise autorisée et qui laissait l’inattendu, l’inespéré surgir et emplir le cadre.

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Le SESC Pompeia, la danse de Felipe Stocco.

Le SESC Pompeia (1977) est une œuvre majeure de Lina Bo Bardi. Centre social, culturel et sportif, il est composé des halles d’une ancienne usine de bidons reconvertie, auxquelles ont été ajoutés des bâtiments sportifs d’une très grande expressivité plastique. J’ai choisi de tourner dans une des halles, principalement pour la présence d’une rivière/bassin qui court et offre un miroir d’eau où se reflète la structure industrielle du bâtiment. J’ai rencontré Felipe Stocco alors qu’il dansait dans la pièce ó de Cristian Duarte. Je lui ai proposé une improvisation dans l’espace de la fontaine.

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La Igreja do Espirito Santo do Cerrado, Uberlândia, la danse de Osmar Zampieri.

L’église d’Uberlândia (1976) est un projet qui marque l’intérêt de Lina Bo Bardi pour une écriture qui s’inspire des méthodes constructives traditionnelles brésiliennes. Elle se détourne d’une monumentalité moderniste pour des espaces modestes, emprunt d’attention à l’usage vernaculaire. Nous avons fait le voyage pour y tourner les plans du film Visite, car l’église faisait partie des projets de maquettes réalisés à l’école d’architecture de Paris-Belleville. C’est Osmar Zampieri qui a interprété une danse qui tire profit de la rotondité de la cour au centre de laquelle se trouve une fontaine. Le miracle de cette scène, c’est qu’alors que nous la répétions pour la troisième fois afin de préciser les mouvements d’Osmar lorsqu’il se baigne à la fontaine, un de ces orages brusques et violents s’est soudain abattu sur l’église et sur Osmar, donnant toute sa légitimité à ce projet de rencontre entre des chorégraphies et des formes d’eau. C’est cette pluie inattendue qui a donné le titre au film.

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Le jardin sous la Maison de Verre, la danse de Arnold Pasquier.

La Maison de Verre (1951), villa construite pour le couple Bo Bardi est une icône moderniste brésilienne, siège de la Fondation Lina Bo et Pietro Maria Bardi. J’avais proposé cette scène à une amie danseuse d’Ana Teixeira, qui n’a jamais répondu à mes messages et sollicitations. Lors d’un tournage pour le film Visite, alors que je répétais la mise en scène sous le volume de la maison, cadrant le fameux escalier et l’arbre qui perce le plancher, je me suis décidé à interpréter une petite chorégraphie de mains, hommage discret à une célèbre photographie de l’architecte.

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Le Teatro Oficina, la danse de Rodrigo Andreolli.

Ce théâtre (1990), situé dans le quartier d’immigration italienne Bixiga à la particularité d’être constitué d’une « rue » centrale, en pente depuis la porte d’entrée. Des gradins en échafaudages de part et d’autre de cet axe/scène permettent au public d’assister à une représentation qui se déploie dans tous les espaces de la salle, envisagée comme une scène totale. Pour les besoins du film Visite, j’ai filmé un spectacle historique de la compagnie Uzyna Uzona de Zé Celco, Bacante. Spectacle musical monstre de 8 heures, inspiré de l’œuvre d’Euripide, provocant et charnel, il plonge le spectateur dans un mouvement perpétuel de danses, de chants, de scènes qui télescopent récit mythologique et politique brésilienne. Osmar Zampieri, qui m’accompagne comme assistant pour ce tournage me présente à l’issue de la représentation Rodrigo Andreolli, ancien danseur comme lui du Ballet de la ville de São Paulo, qui accepte de participer au film. Nous tournerons en deux prises un plan séquence qui commence sous une fontaine/douche au milieu de la salle de spectacle, et qui panote dans l’allée. Rodrigo interprètera une danse composée autour du souvenir de l’Après-midi d’un faune de Diaghilev.

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La rivière de la Vale do Bambu, la danse de Marcos Gallon.

J’ai été invité par Marcos Gallon à passer le nouvel an dans sa maison de campagne, à 150 kilomètres à l’est de São Paulo. Un rivière longe la propriété, qui se jette dans un bassin, l’ensemble composant un extraordinaire paysage naturel, proche de ces forêts primaires brésiliennes. Marcos n’avait pas particulièrement envie de se remettre à la danse. Depuis plus de dix ans, il a abandonné sa carrière d’interprète pour travailler dans une des galeries d’art contemporain les plus influentes de São Paulo. J’ai obtenu de lui cette baignade dans la cascade de la rivière, qui vient conclure le film et opère comme un pendant à la danse d’Ana Teixeira. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une architecture de Lina Bo Bardi et elle n’est pas familière de la ville de São Francisco Xavier, proche de la propriété, mais c’est une expérience de la nature, une immersion au contact d’une présence végétale et aquatique toujours à l’œuvre dans les projets de l’architecte.

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