La déconvenue

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    par Patrice Blouin [2005] Paru dans la revue Trafic

    Le soleil après la pluie s’est effacé

    Une fenêtre que le vent brutal aura fermé
    Autrefois nous étions face à face
    Et peu à peu je sens mon ombre qui s’efface

    Pierre Reverdy – La Lucarne ovale

     

    Il y a une équation connue de l’art au vingtième. Quelque chose devait advenir qui n’a pas eu lieu. Quelqu’un devait nous rencontrer qui n’est pas arrivé. On n’en finirait pas de dénombrer les œuvres qui se présentent comme les analyses fidèles de ces sombres déceptions. Des romans de Kafka aux pièces de Beckett, des films d’Antonioni aux installations de Boltanski, une absence hante et creuse l’espace de la représentation. On peut donner divers noms à ce manque fondateur, y voir un gouffre métaphysique ou une cassure historique, parler de retrait du divin ou de disparition du peuple. Un peu de ce rien résistera encore à l’appellation choisie.

    La filmographie de Jean-Claude Rousseau s’articule elle aussi autour d’un manque. Le poids de l’Histoire ou du Très Haut n’y est cependant pas directement perceptible sans que ces dimensions en soient pour autant exclues. Le seul titre du premier long métrage de Rousseau, Les Antiquités de Rome, indique suffisamment l’importance que le passé a dans son travail et le terme de “ grâce ” revient souvent sous sa plume. Mais l’Histoire vaut avant tout ici comme histoire de l’art et la grâce qualifie d’abord un certain équilibre dans le plan. Il en va du réalisateur comme du narrateur de La Recherche. Le monde ne lui apparaît dans sa pleine clarté qu’à travers les filtres successifs des œuvres peintes ou filmées. Les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson sont à la fois sa bible et son petit livre rouge.

    Si l’absence est bien inscrite dans son œuvre, elle est avant tout affaire de cinéma et cette “ affaire de cinéma ” est, chez lui, une histoire personnelle. Elle se tient à la frontière exacte du rapport entre soi et l’autre. Sa formulation la plus évidente tient en une interrogation lapidaire. Comment filmer seul ? La question peut paraître oiseuse mais il n’est pas sûr que quiconque se la soit réellement posé avant Jean-Claude Rousseau. Comment filmer seul quand on sait qu’“ un film est toujours relationnel [1] ” ? Les spectateurs de Keep in touch ou de La Vallée close savent à quel jeu de glissement incessant mène cette interrogation. Un homme règle le cadre et rentre dans le champ tour à tour cinéaste et modèle. Tour à tour et non à la fois. Pour apparaître ici, il faut disparaître ailleurs. Tel est le pacte premier d’enregistrement passé avec la caméra.

    Le vide en question ici n’est pas le grand trou où s’abîment les idées générales mais la simple distance qui divise deux êtres et scinde d’abord chacun intérieurement. Il n’y a pas de déception transcendante chez Rousseau, juste une déconvenue plus effilée qu’un couteau. Nous devions venir ensemble, toi et moi, mais un écart s’est glissé entre nous, un léger différé [2], qui, faisant œuvre, nous maintient à jamais séparés. Sa carrière accompagne et retrace les divers épisodes de ce dérangement affectif.

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    La première apparition de Rousseau cinéaste est paradoxale. Elle consiste en un livre, un scénario jamais filmé qui se boucle sur sa propre impossibilité – Le Concert champêtre [3]. Dans Le Concert champêtre, un jeune homme quitte son premier amour, une cousine de province, et rentre à Paris. Il y rencontre un nouveau compagnon et commence à écrire un film tiré de sa propre histoire. Le récit en tant que tel compte moins ici que ses principaux traits structurels. Multipliant les mises en abîme sur l’œuvre en train de se faire, le scénario se présente comme une partition musicale composée d’une série de mouvements (“ allegro ”, “ adagio ”, “ scherzo fugato ”, etc.) et son référent principal, accroché au mur de la chambre du narrateur, est pictural – un tableau éponyme de Giorgione représentant un musicien et un berger échangeant un regard face à une femme nue vue de dos. Diffractée dans ce jeu de miroir culturel, la matière biographique du trio amoureux est mise à distance et réduite à son épure.

    Sans doute ce tissage complexe reste-t-il trop hermétique par écrit. Mais le détail des renvois importe moins que le parcours d’ensemble résumé dès les premières pages : “ A Paris, un jeune homme reçoit un faire-part annonçant le mariage d’une cousine de province ; il cherche à lui écrire mais ne trouve pas le ton qui conviendrait à sa lettre ; celle-ci malgré lui se transforme en journal intime, puis en scénario de film ”. Il n’est pas interdit de voir dans ce schéma narratif la scène primitive de tout le cinéma de Jean-Claude Rousseau. Il indique en effet la genèse du modèle épistolaire qui régira par la suite la majorité de ses films. Il en marque également la contradiction interne et le prix existentiel. Chez le réalisateur, l’adresse artistique ne se construit que sur l’échec d’une communication mondaine. Plus précisément, ce n’est qu’en sacrifiant l’objet réel de son affection que l’on peut en raconter l’histoire. Dans Le Concert champêtre, le narrateur défend par deux fois le précieux cahier où le film est en train de s’écrire, des attaques joueuses et amoureuses de ses deux compagnons féminin et masculin. En romançant l’œuvre de Giorgione, Rousseau y ajoute ainsi un final décisif. Le berger épouse la belle dénudée. Il ne reste plus dès lors au musicien qu’à sortir du tableau.

    Sortir du tableau mais d’abord passer d’une toile à l’autre pour organiser la scène de son évasion. Le premier film de Jean-Claude Rousseau s’intitule Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre. Les différents éléments de l’œuvre de Vermeer y sont repris et mélangés avec ceux du film en train de se faire. On y retrouve la pièce, la fenêtre et la carte au mur. On y découvre aussi la table de montage et les bobines de super-8 organisées en quatre piles qui constitueront les quatre mouvements de l’ensemble. Au début de la projection, on voit glisser, dans une série accélérée de plans, le reflet d’une fenêtre sur un châssis retourné. Pour l’auteur, il s’agit bien ici de passer d’un cadre à un autre, de quitter l’ancien espace pictural pour accéder au lieu cinématographique.

    Mais, comme dans un conte de fées, il faut d’abord retrouver la formule perdue pour espérer franchir le seuil fatidique et cela réclame une chose sans véritable précédent – quitter la position habituelle du réalisateur pour s’impliquer physiquement dans la recherche. Pour la première fois, Rousseau rentre dans le champ. D’abord en simple régisseur, il déplace les objets pour la prochaine prise. Puis, progressivement, il devient la raison d’être du plan. Dans les derniers instants, après plusieurs essais infructueux, il finit par occuper une place identique à celle de la jeune femme lisant une lettre près de la fenêtre. On entend alors, durant l’amorce finale, le bruit d’un escabeau renversé. Cette séquence d’envoi dénoue les divers enjeux du film avec une saisissante et paradoxale simplicité. Ce n’est qu’en retrouvant le cadre exact du tableau que le film achève de trouver son indépendance. Mais ce cadre n’est plus simplement celui du tableau. Il est aussi celui de la fenêtre par laquelle bascule le film dans son ensemble et, avec lui, son auteur.

    Rousseau a écrit de très belles phrases sur ce rapport du cadre à la défenestration : “ l’art consiste à résoudre le réel. C’est cette libération des éléments dans les limites du cadre qui permet leur orientation. Dans un cadre juste l’image se retire [4] ”. Pour le lecteur du Concert champêtre, il y a plus ici cependant que la mise en place d’un schème métaphorique aussi essentiel soit-il. Quelque chose se boucle également qui fait du Concert et de la Jeune femme à sa fenêtre une sorte de diptyque. Dans le pan de gauche, un jeune homme écrivait une lettre qui se transformait en film. Dans celui de droite, un réalisateur quitte sa caméra pour jouer le rôle de la destinatrice. Cette première entrée dans le champ possède ainsi un statut particulier. Elle conclut une histoire qui tirait encore sa matière d’une vie antérieure à sa mise en forme filmique. Le monde des tableaux et des amours d’enfance peut se refermer sur lui-même. Le cinéaste avancera seul désormais.

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    Venise n’existe pas, tourné en 1984 et d’une durée de 11 minutes, est le premier fruit de cette indépendance nouvelle. Son absolue simplicité en fait la matrice de toute la filmographie à venir. Le réalisateur abandonne ici les renvois complexes du Concert et de Jeune femme à sa fenêtre pour n’en retenir que les acquis essentiels – la mise à nu du dispositif, le rapport cadre-fenêtre, le régime épistolaire et le dédoublement (revisité) du cinéaste-modèle.

    Venise n’existe pas, c’est avant tout quatre bobines de super-8, amorces comprises, qui forment les quatre unités élémentaires de composition du film. Dans les deux premières, le soir tombe sur la lagune aperçue par l’embrasure d’une fenêtre ouverte. Tandis que les bateaux défilent par à-coups successifs jusqu’à leur disparition nocturne, une chanson italienne passe en boucle. Dans la troisième, la fenêtre est fermée et la lumière du matin envahit la chambre. Rousseau rentre dans le champ pour s’observer dans un miroir, regagne son lit, s’allonge puis se relève de nouveau pour tirer le rideau. Dans la quatrième, une carte postale du Grand Canal, d’abord floue, retrouve brusquement sa netteté dans un bruit de rideau tiré. On entend à suivre un appel téléphonique qui sonne occupé puis le réalisateur chantonnant et répétant : “ non, non, non ”. Un dernier carton révèle le titre du film.

    Ces quatre bobines sont ainsi constituées de trois plans ou plus exactement de deux plans et d’une contre-image. Le champ / contre-champ principal délimite l’espace de la chambre avec d’un côté la fenêtre et le miroir et de l’autre le lit et la table de nuit. Cet espace constitue le territoire premier du cinéaste, le bastion arrière de tous ses films. Aussi délimité soit-il, il reste néanmoins ouvert non seulement en raison de la percée centrale sur l’extérieur mais surtout parce que ses deux parties ne coïncident jamais exactement. Il y a chez Rousseau, comme chez Ozu, des fautes de raccord (un délai temporel, une “ mauvaise ” entrée dans le champ) qui brisent et empêchent le sentiment d’une continuité spatio-temporelle. Ce territoire premier et fragmenté est à la fois un lieu de vie et de travail, une chambre et une chambre obscure. La vision pour le moins parcellaire de Venise qui en résulte, vient ici buter contre la représentation attendue de la ville que dévoile la dernière bobine – une veduta moderne qui renvoie aux toiles de Canaletto ou de Guardi. Avec cette contre-image, il ne s’agit pas simplement de rejeter un cliché facile mais plus profondément de s’en prendre aux règles de la perspective classique. A la fausse ouverture et à l’illusion totalisante du tableau, le cinéaste oppose la vraie profondeur et l’embrasure étroite de la fenêtre.

    Le film ne fait pas cependant que recadrer une image. Il oppose également à l’œil divin qui organise en secret la toile, le regard d’un homme qui choisit d’inscrire sa présence dans le cadre, sa présence ordinaire s’entend et non la figure idéale de l’artiste comme Velázquez a pu le faire dans Les Ménines. Pour Rousseau, l’honnêteté artistique consiste peut-être en cela – ne pas faire croire qu’une image existe par elle-même mais rappeler qu’elle est toujours issue d’un ensemble banal de circonstances dont l’extirpe seul un désir singulier. Une image, comme une lettre, est toujours envoyée par quelqu’un depuis un retrait solitaire. Plus précisément, Le Concert champêtre nous a appris que le film vient en lieu et place d’un autre mode de communication plus direct qui n’arrive pas à s’établir. Ce remplacement n’est plus ici l’objet même de l’histoire mais il trouve sa juste place en contre-point dans le cours de l’œuvre. Dans Venise, ce n’est plus une lettre qui se transforme en film mais un coup de fil avorté qui institue le film en pli de substitution.

    Au terme de la dernière bobine, comme au dos retourné de la carte postale, un unique message : “ Venise n’existe pas ”. Il faut bien entendre cette négation. N’existe plus, en effet, la Venise des peintres, cet univers savamment orchestré par une raison toute-puissante. Avec elle disparaît aussi la croyance en un rapport immédiat à un public abstrait. De ce double deuil naît cependant une autre Venise qui s’identifie au fragile sujet qui l’observe. Ce monde nouveau, habité par le manque, n’a plus de destinataire universel mais chaque spectateur du film en devient potentiellement le bénéficiaire particulier.

    Keep in touch, premier et bouleversant chef-d’œuvre, développe et renforce la leçon de Venise n’existe pas. Le réalisateur cesse d’y opposer un mode de représentation à un autre. Il s’en tient à sa façon personnelle de faire pour mieux en exposer les rouages délicats. Chacun des éléments antérieurs trouve ici sa pleine dimension dans une nouvelle organisation d’ensemble.

    “ J’étais à New York, chez un ami. J’avais une caméra avec moi, mais le lieu ne me convenait pas, il était trop chargé […] Finalement j’ai eu l’audace d’ouvrir une porte qui donnait sur une toute petite pièce qui était plutôt vide. Et là il y a eu quelque chose à voir, un cadre que j’ai saisi. [5] ” L’intérieur d’abord, comme souvent chez Rousseau. Mais, contrairement au court-métrage précédent, la fenêtre n’apparaît pas en premier. Ce qui ouvre l’œuvre, c’est la table, la lampe et le réalisateur assis se tournant vers la caméra. Un plan similaire viendra clore le film. Là où Venise n’existe pas était centré sur des problèmes de représentation, Keep in touch questionne avant tout le rapport à l’autre comme l’indique d’ailleurs, avec une émouvante sobriété, le titre choisi. Le modèle épistolaire y devient pour la première fois le schème structurel principal. Ce modèle ne relève pas, on le sait, d’un choix intellectuel. Il a un prix existentiel. Pour qu’une lettre-film puisse être envoyée, il faut qu’un autre mode de communication échoue. Dans Venise n’existe pas, un coup de téléphone, passé hors-champ par le réalisateur, ne trouvait pas son correspondant. Dans Keep in touch, c’est le cinéaste qui écoute un message sur son répondeur en feuilletant un magasine érotique. “ Everybody has an answering machine now, even you ”, déclame une voix faussement enjouée avant de chercher à obtenir un rendez-vous. Cette mise en scène de soi en auditeur inattentif et cruel contraste avec le sérieux et l’application qu’avait réclamés la pose finale de Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre. D’un film à l’autre, une dissociation s’est irrémédiablement opérée entre la représentation des rapports humains et la correspondance établie, par le biais de la caméra, avec le spectateur. Perdre le contact pour le retrouver ailleurs et autrement, tel est maintenant le pari explicite du cinéma de Jean-Claude Rousseau.

    La force et la cohérence de cette nouvelle organisation permet un élargissement des possibles. Pour la première fois, le cinéaste quitte l’espace clos de la chambre et filme directement le monde extérieur – les rues d’abord dans un silence glacé, puis une patinoire nocturne et un bord de mer enneigé. Il est essentiel de noter que cette sortie est double. Dans un premier temps, elle reste dans une pure logique du cadre. Un plan de rue se répète même à l’identique de part et d’autre d’un plan intérieur de fenêtre. Mais, après la séquence centrale du message téléphonique, la perspective change au sens littéral comme au sens figuré. Quelque chose bascule de nouveau. Une musique accompagne les tournoiements des patineurs, la mer découvre son horizon infini et quand la vue de la chambre réapparaît, elle se passe de la découpe rigide de la fenêtre. Cette seconde série de plans possède une charge émotive nouvelle. Elle définit ce qu’on pourrait appeler une “ perception altérée ” non que le cadrage y soit moins rigoureux mais parce que l’absence de l’autre, celui qu’on aurait pu ou dû rencontrer, y devient perceptible. Cette altération du cadre fait de l’image même le lieu d’un rendez-vous manqué. Avec Keep in touch, la déconvenue devient un mode plein et spécifique de présentation du réel.

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    Après Venise n’existe pas et Keep in touch, Jean-Claude Rousseau passe aux longs métrages. Ce changement de format s’opère selon un mode opératoire particulier lié au type de construction des courts et moyens métrages. Chez Rousseau, l’unité élémentaire est toujours constituée par la bobine de super-8. Un film s’organise par rapprochement et accord “ au sens musical ” du terme entre différentes bobines. “ Il n’y a pas de montage. Il y a mise bout à bout, mais chaque bobine super-8 reste entière, intacte d’un bout à l’autre. Souvent elles ne sont pas dans l’ordre du tournage et ce ne sont pas n’importe lesquelles qui restent […] Quand deux bobines s’entendent, on ne peut plus les dissocier ni toucher à rien. [6] ” Ce jeu de lego unitaire forme l’armature évidente des premiers films. Avec son premier long, Les Antiquités de Rome, cette architecture se double d’un découpage en parties – au nombre de sept ici comme les jours de la semaine ou les collines de Rome. Ce découpage prolonge à un niveau supérieur la logique antérieure. Chaque séquence s’accorde de nouveau à celle qui la suit comme à celle qui la précède. Les longs métrages de Rousseau sont des organismes plus complexes que les courts mais ils respectent les mêmes lois biologiques. Ils gagnent simplement en épaisseur temporelle (plusieurs voyages sont nécessaires s’étalant sur plusieurs années) et en étendue spatiale (plusieurs chambres dans plusieurs quartiers).

    Les Antiquités de Rome, achevé en 1989, témoigne du parcours accompli depuis la petite musique de chambre de Venise n’existe pas dont il constitue une sorte de pendant orchestral. La question du cliché y est reprise avec une force nouvelle. L’ensemble du film est en effet organisé à la façon d’un guide touristique en fonction des points de vue célèbres – “ Le Colisée ”, “ L’Arc de Constantin ”, “ Le Cirque Maxime ”, etc. Mais là où Venise n’existe pas restait encore dans l’enclos protecteur de la chambre et cherchait à opposer un mode de représentation à un autre, Les Antiquités passent sans cesse de l’intérieur à l’extérieur en proposant au spectateur un contrat plus complexe et plus subtil. En cinq ans, Rousseau a suffisamment pris confiance en ses moyens propres pour accueillir le monde tel qu’il se donne à voir tout en sachant maintenant en contester la perspective habituelle.

    Dès l’entame, la citation de Joachim du Bellay indique les règles de cette vision paradoxale : “ Nouveau venu qui cherches Rome en Rome / Et rien de Rome en Rome n’aperçois ”. Venise n’existait pas, Rome n’en finira pas de décevoir. Le principe de ces déceptions successives n’est pas clairement formulé mais il se laisse facilement deviner au travers des trois premiers chapitres. Cadrés par le cinéaste, “ la Rotonde ”, “ la Pyramide ” et “ le Forum de Trajan ” deviennent tour à tour un cercle, un triangle et un carré. S’ils disparaissent comme monuments, ils apparaissent aussi comme formes géométriques simples. Comme la Venise des vedute cédait la place à une autre Venise verticale et lacunaire, la Rome marmoréenne devient ici une Rome nouvelle composée de lignes entrecroisées. “ C’est un rapport entre des lignes qui fait qu’en même temps ce que l’on voit s’aplatit, n’est plus du tout dans la perspective et dégage une profondeur sans limites. [7] ” En contrepoint de ce travail extérieur d’épuration géométrique, les scènes intérieures ne cessent de multiplier jusqu’à la virtuosité les plans de miroir qui fonctionnent à la fois comme de fausse portes et de vraies ouvertures. Chez Rousseau, les trompe-l’œil ne servent jamais qu’à détromper l’œil en lui imposant la surface de l’écran comme unique réalité. Dans Les Antiquités, miroirs et lignes, intérieur et extérieur, conjurent à l’aplanissement généralisé du monde “ nécessaire au passage ”[8].

    Mais ce passage ne s’effectue pas seul. Pour la première fois s’opère une rencontre. C’est ce qu’indique, dès l’entame, le récit répété en boucle par la voix du réalisateur : “ Il se mit à pleuvoir, c’était comme la fin du jour, le ciel obscurci, on entra dans l’église et nous étions au centre de la ville… Ce n’était pas une église et par la coupole ouverte, trouée, tombait la pluie ”. Pourtant, cet autre annoncé tarde à entrer dans le champ. Plus encore, sa première apparition n’est que la mise en scène de sa disparition. Rentrant de dos dans le carré noir du Forum de Trajan, il s’efface aussitôt de l’image suivi de peu par le réalisateur. Cette apparition furtive ne vaut pas simplement comme l’illustration littérale de la thèse chère à Rousseau du cadre-fenêtre (“ Entrer dans le cadre, c’est faire la traversée. C’est plus disparaître qu’apparaître [9] ”). Elle préfigure également la sortie du film de ce nouveau venu. Un des traits spécifiques des longs métrages de Rousseau est qu’ils ne se construisent pas directement sur fonds d’absence mais sur un schéma, plus dramatique, de perte. Quand le cinéaste finit par reprendre la parole cette perte, depuis longtemps effective à l’écran, est clairement formulée : “ Tu t’arrêtas devant la statue. Ta solitude était complète. La pierre imaginait l’homme. Tu retournas semblable à toi-même ”.

    Pourtant, dans les Antiquités de Rome, quelque chose n’est pas encore totalement résolue quant à cet individu surnuméraire et à son insertion fugace dans le cours des plans. Une scène de toilette, découvrant un dos dénudé et un rapide profil, est ainsi reprise tardivement en accéléré dans une séquence de “ songe [10] ” qui constitue un sous-chapitre au statut incertain, comme si le cinéaste avait senti le besoin de déréaliser le trop plein d’étrangeté qu’amenait avec lui ce corps imprévu. Il y a, dans Les Antiquités, une échappée fantastique pour tenter de trouver le répondant visuel adéquat à la figure démoniaque de l’autre. Or ce saut final diffère en profondeur de la bascule à laquelle nous a habitué le réalisateur, cette émouvante “ libération des éléments dans les limites du cadre ”. Il s’oppose plus qu’il ne s’accorde au reste du film. Il faudra attendre six ans et un second long métrage pour que Rousseau trouve un nouveau système capable de pleinement intégrer la présence et la perte de l’être aimé.

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    Achevé en 95, La Vallée close est le Grand Œuvre de Rousseau et, à ce jour, son film le plus magistralement ouvert. S’il continue de respecter un séquençage linéaire, en suivant cette fois les leçons d’un cours élémentaire de géographie des années trente, une tourmente l’habite du premier au dernier plan. Cette tourmente dévoile dans le cours du film ces deux référents majeurs – un nouveau tableau de Giorgione, La Tempête, et un texte de Lucrèce sur la course des atomes dans le vide. Elle s’inscrit également en creux dans l’absence centrale de la leçon 8 consacrée à “ la mer, la tempête, le port ”. Interrogé sur ce manque, le cinéaste répond aussitôt : “ Parce que c’est le film même, ce ne peut pas être une leçon dans le film [11] ”. Cette tension sensible entre progression pédagogique et cataclysme naturel fait de La Vallée close le parfait véhicule pour le compte-rendu d’un désastre affectif. Rousseau : “ On pourrait dire que c’est une histoire d’amour. Et puis, en étant un tout petit peu plus audacieux, je dirais que c’est une histoire de l’amour. [12] ”

    L’œuvre se détache de la production antérieure de son auteur en opérant une double libération – libération de l’espace d’abord, de la parole ensuite. Tourné dans le Vaucluse (la “ vallis closa ” du titre), La Vallée close est un grand film d’extérieur. Alors que le cinéaste est d’ordinaire attaché aux décors urbains, les paysages naturels occupent ici une place prépondérante. Cette présence de la nature apporte une ampleur nouvelle, cosmique, au film. Ici plus qu’ailleurs, le cinéaste arrive merveilleusement à inscrire l’anecdotique au sein de l’universel. Indifférent au statut mondain des sujets filmés, il ne prête son attention qu’à leur seule disposition dans le cadre. Cela peut être la bascule d’un manège faisant tournoyer ses mystérieux gradins au milieu des nuages ou une jeune vacancière apprêtée, tenant par la main son enfant, face à un gouffre obscur. Dans La Vallée close, ciel et gouffre ne sont pas de simples toiles de fond mais des principes actifs, des vides tumultueux et créateurs dont émergent, pour un temps, des objets et figures singuliers. Délaissant pour une part ses cadres habituels, Rousseau organise la confrontation directe et plein champ des êtres et des choses avec le grand aplat originel [13]. La place et l’importance des scènes d’intérieur s’en trouvent profondément modifiées. Alors que Les Antiquités de Rome faisait encore la navette entre l’hôtel et la ville, l’un servant de contrepoint nécessaire à l’autre, le rôle de la chambre dans La Vallée close est plus ténu et plus diffracté. Elle n’est plus le pendant symétrique du monde mais plutôt le fort central, situé quelque part dans l’œil du cyclone, à partir duquel s’organisent les diverses excursions. Cette ampleur nouvelle s’accompagne également d’une profondeur temporelle inédite. Un écho lointain de ce qu’aurait pu être Le Concert champêtre, flotte sur certains plans et, avec lui, un reste d’enfance. Deux bobines, tranchant par leur facture plus hésitante et montrant des scènes familiales à la campagne, inscrivent même une sorte de home movie au cœur de la vallée.

    La Vallée close ne se contente pourtant pas d’élargir le territoire physique de ses enquêtes. Elle investit également le champ de la parole et utilise avec une aisance nouvelle la pluralité de ses formes et des fonctions. Plus encore que par le passé, la voix-off de Rousseau contribue ici à l’organisation de l’ensemble dont elle explicite les différentes parties (les extraits du manuel de géographie). Elle participe aussi bien, en agent double, à la dérive souterraine du grand arrangement rationnel (le texte de Lucrèce). Qu’elle prône l’ordre ou le désordre, sa signification véritable dépend avant tout du plan singulier dans lequel elle s’insère et dont elle modifie en retour la perception. Le cinéaste s’est souvent exprimé sur le juste rapport à établir entre image et son pour les faire “ disparaître ” l’un et l’autre par “ synchronisme ”. Une bobine de La Vallée close en donne le plus bel exemple. Une sortie du village en voiture est doublée d’une description radiophonique de la terre vue de l’espace. À la fin du plan, le soleil apparaît à travers les bois et les deux échelles, locale et planétaire, se confondent un court instant dans une même lumière blanche.

    Plus que tout, cependant, la parole prend ici en charge la relation à l’autre. Dans Les Antiquités de Rome, l’image d’un corps étranger était, on s’en souvient, brièvement convoquée pour être au final déréalisée dans une séquence de songe. Cette coûteuse opération déséquilibrait dangereusement le film. Dans La Vallée close, nul corps aimé n’apparaît à l’image mais une absence particulière y est toujours sensible grâce à la retranscription sonore de longues conversations téléphoniques entre le réalisateur et cet autre dont on n’entend jamais les réponses. Ce jeu récurrent entre image et bande-son permet de retrouver, avec une intensité nouvelle, la qualité spécifique de Keep in touch – cette “ perception altérée ” qui inscrit insidieusement le manque dans la rigueur du cadre. S’y adjoignent quelques adresses directes, des bribes de conversation, où seule la voix de Rousseau est perceptible. Cette ligne seconde est plus dramatique. Elle joue plus clairement sur l’idée de présence et de perte. Quand au final le réalisateur appelle en vain un prénom, on devine que la relation affective qui supporte le film, n’a pas résisté à son lent achèvement. Revers inévitable de sa belle échappée, La Vallée close est aussi un tombeau amoureux.

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    A l’automne 2000, Les Antiquités de Rome et La Vallée close sortent pour la première fois en salles. L’œuvre, jusqu’alors confidentielle de Jean-Claude Rousseau, y acquiert une reconnaissance nouvelle. Il n’est pas indifférent de noter que les deux films suivants, Lettre à Roberto et Juste avant l’orage, ont été réalisés lors d’invitations du cinéaste dans le cadre de festivals internationaux à Turin et à Jeon-Ju en Corée. Ils occupent, de ce point de vue, une place similaire aux Rendez-vous d’Anna dans la filmographie de Chantal Akerman après le succès retentissant de Jeanne Dielman. Chez l’un comme chez l’autre, un même sentiment de retombée et de doute est perceptible.

    Cette inquiétude sur la suite à donner à une carrière prend chez Rousseau une forme paradoxale. D’un côté, la Lettre à Roberto semble revenir à un territoire connu et ancien. Elle signe le retour au court-métrage, à l’autoportrait en chambre et au modèle épistolaire pour la première fois clairement explicité dans le titre. De l’autre, le film marque une remise en question radicale par le choix effectué de tourner en numérique. Ce choix est déterminant dans la mesure où il bouleverse la construction habituelle des productions antérieures du cinéaste fondée sur l’unité élémentaire de la bobine de super-8. À ceci s’ajoute un rapport modifié à la lumière. “ Est-ce encore de la lumière en vidéo ? ”, s’interroge Rousseau. “ A priori, je dirais non […] La lumière ne se calcule pas, elle impressionne. Seule la pellicule est impressionnable [14] ”.

    Cette tension entre traitement inédit et éléments anciens fait la force spécifique de la Lettre à Roberto. Tout ce qui faisait la séduction immédiate de la pellicule super-8 (le grain de l’image, le montage apparent) a ici disparu au profit d’une austère mise à nu et de coupes sèches. Plongé pour une durée indéterminée dans une lueur spectrale, le dispositif se donne à voir avec une violence nouvelle et abrupte. Or le monde a changé depuis Venise n’existe pas et, avec lui, le réalisateur. Jusqu’alors, les dates étaient suffisamment brouillées d’un film à l’autre pour que le passage du temps ne s’y accuse pas de façon prononcée. Dans la Lettre à Roberto, l’heure des comptes a sonné et le choc est inévitable. Dès le premier plan, le corps marqué du cinéaste apparaît dans le décor aseptisé d’un grand hôtel comme projeté d’un coup vingt ans en avant. Un miroir central qui confère à l’ensemble des allures de loge de théâtre, renforce le sentiment de se trouver en présence d’un vieil acteur avant son entrée en scène. Quelque chose se joue ici qui tient à la fois du Limelight de Chaplin et des derniers autoportraits de Rembrandt. Quand le réalisateur vient s’asseoir sur le lit, un chapeau posé sur la couverture roule un instant avant de s’immobiliser de nouveau dans un équilibre incertain. Cet aléa banal et dérisoire est ce qui reste de la course folle des atomes dans le vide qui agitait La Vallée close. Le paysage urbain ne semble plus dès lors intervenir qu’en contrepoint final pour opposer le flux infini de la circulation à la vision tenue de cette haute solitude. Entre la chambre et la rue se glisse pourtant un blanc furtif qui n’est plus celui d’une amorce mais d’un papier à lettre. Ce blême couperet est ce qui empêche le film de se clôturer sur lui-même dans un antagonisme binaire entre soi et le monde. Il réinscrit, avec une incroyable économie de moyens, la figure de l’autre comme destinataire absent. Aussi désespérée soit-elle, la Lettre à Roberto maintient cette fragile ouverture. Elle persiste à s’adresser à quelqu’un.

    Un an après ce douloureux travail d’ascèse, mettant à nu le cœur de l’œuvre, Juste avant l’orage s’emploie à imaginer un au-delà possible au système établi. S’y combinent les possibilités inédites de durée offertes par la vidéo et la nouveauté du décor et des mœurs asiatiques. Dans un plan fixe de quatorze minutes, le réalisateur filme la fin d’un repas à la terrasse d’un restaurant donnant directement sur la rue. Après avoir réglé l’addition, les participants se lèvent péniblement et montent dans un taxi. La table est enlevée et les coussins, remisés sur une seule pile. Rousseau avait pensé un temps ne retenir que ce seul plan et l’intituler Une pile de coussins rouges. Il a finalement décidé d’y adjoindre un autre plan de taxi pris dans l’orage et le trafic. Dans un noir final, on entend une voix de femme traduire un propos du chauffeur sur la perturbation atmosphérique inhabituelle pour la saison.

    Le statut particulier de Juste avant l’orage tient à la façon dont il confère à d’autres les rôles et les fonctions habituelles du cinéaste dans le cadre. C’est la ville et ses habitants qui semblent ici déjouer par eux-mêmes les oppositions classiques de la représentation. La première séquence instaure ainsi en un seul espace-temps, un rapport fluide entre intérieur et extérieur, apparition et disparition, sans que Rousseau n’ait à rentrer dans le champ. Le constant souci d’inscrire l’absence dans la présence trouve même ici une de ses expressions les plus parfaites. Ligne parmi les lignes, la pile fragile de coussins rouges est un pilier mobile et changeant de la composition du cadre chargé de tenir, comme un discret boulier, le compte des partants. Soulagé de sa tâche de modèle-régisseur, le réalisateur devient dès lors un simple spectateur du monde ou plutôt une sorte de secret agent prenant le réel en filature. L’effacement pur de l’auteur et l’autonomie de l’image font de ce lieu un ailleurs rêvé qui viendrait à la fois parachever l’œuvre et en abolir le sens. Le second plan ajouté vient cependant perturber ce tranquille équilibre. A s’en tenir avant l’orage, le risque est en effet d’en rester aussi aux marges de la fiction, de ne plus s’adresser qu’à soi-même. Aussi parfait soit-il, Jeon Ju est un havre trop paisible pour le caractère tempétueux et inconsolable de Jean-Claude Rousseau.

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    Comment continuer après la grande exténuation de Lettre à Roberto ? Vers quelle destination mener ses pas une fois passée la dernière auberge de Juste avant l’orage ? Avec Faibles amusements, le réalisateur s’élance pourtant de nouveau dans la lumière matinale d’un départ rimbaldien. Ce dernier projet, tourné en 2003 et monté en 2004, trouve un souffle puissant et inédit dans un défi inattendu. Rousseau ne cherche plus ici à déborder son propre système mais à en tester de l’intérieur les limites. Tout ce qui jusqu’à présent n’avait eu droit de cité dans l’entreprise du cinéaste, y est maintenant convié comme pour vérifier la capacité du film même à intégrer son autre.

    Chez Rousseau, le voyage n’était jamais montré en tant que tel. Le spectateur était directement confronté à un lieu qui était à chaque fois un ailleurs différent et l’ici particulier du film. Cette délimitation liminaire d’une position spécifique et lointaine était essentielle à l’idée picturale et au régime épistolaire de l’œuvre. Faibles amusements s’attache, à l’inverse, à retracer un parcours. Non seulement le film est ponctué par les traversées d’un grand lac italien mais sa construction d’ensemble est déterminée par les deux temps majeurs de tout déplacement – aller et retour. Le voyage conduit ainsi à un certain arrangement fictionnel. Même si les premiers plans et la bande-son viennent pour une part brouiller la plate chronologie, le cinéaste ne s’est jamais auparavant autant rapproché d’un récit linéaire que le spectateur soit à même de suivre des préparatifs au dénouement. Que le titre choisi provienne d’un vers de Racine (“ Faibles amusements d’une douleur si grande ”), souligne cette volonté de s’attaquer frontalement à la question du drame. Que ce vers soit, plus précisément, tiré de Bérénice, indique que ce drame est, une fois encore, celui d’un amour sacrifié.

    Or Faibles amusements met à bas un autre principe fondateur du cinéma de Rousseau – l’interdit pesant sur le visage de l’autre. “ La figure, le visage impliquent tout de suite l’histoire, le vécu. Le visage est une intimité qui risque de boucher la vue, d’empêcher la perception des lignes ”, déclarait ainsi le réalisateur pour expliquer l’apparition furtive d’une silhouette de dos [15] dans Les Antiquités de Rome et l’on a vu combien déjà cette simple silhouette pesait sur la destinée du film. Faibles Amusements impose pourtant d’entrée le visage plein cadre d’un jeune homme. Cette insertion nouvelle d’un “ personnage ” est liée à l’affirmation de la dimension narrative du film. Pour la première fois, un court-métrage repose principalement sur le schéma dramatique de la présence et de la perte que l’on ne trouvait jusqu’alors que dans le sous-texte des longs. Elle tient aussi à l’expérience d’effacement qu’a essayée Rousseau dans Juste avant l’orage. Devenir soi-même l’autre absent pour faire apparaître une figure étrangère devant la caméra, tel est le désir perceptible en particulier dans la première partie des Amusements.

    Pourtant, quelque chose de l’ancien système résiste à ces transformations. Avant même le retour à Paris, un autre film interfère subrepticement avec le premier. Le plan flottant d’une anse rocheuse se répète et se prolonge de part et d’autre d’un fondu au noir. Ce bégaiement numérique est comme le signe avant-coureur de ce dédoublement à l’œuvre. La longue séquence qui suit, d’une poignante beauté, inscrit plus clairement encore ce divorce à l’écran. On y voit d’abord, par une porte entrouverte, le jeune homme assis sur le balcon en train de lire. Puis, pour la première fois, Rousseau rentre dans le champ et vient se poster à la fenêtre voisine. Il l’ouvre, va s’asseoir sur le lit puis sort du cadre suivi de peu par l’adolescent. Ce qui se joue dans cette scène, c’est l’entrecroisement de deux dramaturgies contraires, celle de la Lettre à Roberto et celle de Juste avant l’orage, sans qu’un accord sensible n’arrive à s’établir entre elles. Or cette impossible co-existence signe également l’incapacité des deux corps à occuper ensemble le même plan.

    La suite du film ne peut dès lors que retracer l’histoire d’une inévitable désunion. Dans la scène finale, le réalisateur retrouve sa chambre solitaire. A peine un plan furtif de lumières sur l’eau vient-il rappeler qu’un voyage a eu lieu. Réalisé dans les marges de Faibles amusements, Contretemps sert de contrepoint minimal et ironique à l’aventure italienne et à la filmographie du cinéaste dans son ensemble. Pour la première fois, le cinéaste filme un chez soi et tout y converge vers l’épure – le plan unique sur la table de travail, le bref passage de dos de Rousseau, l’attente circonscrite entre un message sur répondeur et un coup de fil. Seule la photographie d’une nef de cathédrale, posée sur le bureau, maintient une percée dans cet univers “ domestique ” étroitement circonscrit. Cette dernière carte, tombée de la manche du réalisateur, tient à la fois du gag keatonien et du manifeste artistique. Filmer seul dans l’attente d’un autre, faire œuvre de ce léger différé, de cette déconvenue passagère, telle est la clé finale que Jean-Claude Rousseau livre au spectateur – avant de le saluer d’un “ allô, bonjour ” conclusif et ouvert.

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    Conclusif et ouvert, tâchons de l’être à notre tour. Jean-Claude Rousseau fait partie de ces très rares cinéastes qui ont relevé le défi d’Archimède. Dès Venise n’existe pas, il a su trouver un point d’appui hors du monde (un seul suffit) pour soulever la terre. Avec lui, le cinéma se réinvente, dans chacune de ses étapes, comme un continent vierge de toute exploration. Qu’est-ce qu’un acteur ? Qu’est-ce qu’un cadre ? Qu’est-ce qu’un montage ? Autant de termes à redéfinir avec innocence si l’on veut approcher un tant soit peu l’originalité radicale de sa pratique et en suivre les diverses mutations. Rousseau a évidemment ses références – de Bresson à Ozu, Michael Snow et Andy Warhol à Straub/Huillet – mais la façon dont il a su mêler et accorder les divers héritages, reste profondément singulière. Et, comme chez ses prédécesseurs, cette native illumination ne s’est jamais repliée sur elle-même. Elle n’a cessé de se reformuler différemment, film après film, pour au final tracer un parcours limpide, une improbable ligne de crête.

    On aurait tort, cependant, de faire dès à présent rentrer l’homme et l’œuvre dans un musée du septième art. Leur vivacité est trop pressante pour qu’on puisse aujourd’hui se passer de leur témoignage. À l’heure où le cinéma s’interroge sur la place à accorder au réalisateur et remet en question ses frontières traditionnelles avec les arts plastiques, l’œuvre de Jean-Claude Rousseau constitue un modèle unique qui conserve, de par son développement autonome et marginal, une précieuse préséance.

    Le geste premier du réalisateur, disions nous en introduction, consiste à régler le cadre avant d’entrer dans le champ. Revenons une dernière fois sur ce qu’entraîne avec lui ce geste inédit. Il consiste d’abord à faire glisser l’art de la mise en scène du côté des systèmes automatisés d’enregistrement. Cette dépersonnalisation du dispositif qui croise à la fois les préceptes bressoniens (“ Pas de mécanique intellectuelle ou cérébrale. Simplement une mécanique ”) et warholiens (“ I think everybody should be a machine ”), défait les hiérarchisations habituelles du visible et donne sa véritable assise à l’aplanissement généralisé de l’image. La disparition du cinéaste n’est pas cependant un acte simple. Elle est indissociable de l’apparition du modèle. Ce troc étrange est le nœud théorique et sensible de l’œuvre. S’y échange une position de maîtrise contre une position de faiblesse. Or cette faiblesse voulue, choisie, renverse et réinscrit à la fois l’adresse du cinéma classique. Il n’y a pas, chez Rousseau, de démission du regard, loin s’en faut, mais plutôt une requalification de ses attributs. Il n’est plus cette puissance cachée d’organisation du monde (la caméra-regard) mais la faille apparente venant dessiller l’ordre établi (le regard-caméra). Dans ce renversement qui fonctionne comme une mise à nu, seul l’essentiel est préservé – l’ouverture à l’autre d’un espace inédit. Concilier l’effacement de l’auteur et le maintien de l’adresse, l’aplanissement de l’image et l’altération du cadre, telle est la leçon capitale que l’on doit retenir du travail de Rousseau.

    Preuve, si besoin est, de l’importance de cette leçon, un autre cinéaste majeur s’est récemment avancé le long de cette ligne de conduite. Progressivement séduit par les possibilités offertes par les nouvelles technologies, Abbas Kiarostami a, en effet, remis en cause, dans ses dernières productions, certains des principes fondamentaux de sa pratique cinématographique. Mais ce n’est qu’avec Ten et la mise en place d’un dispositif fixe d’enregistrement à l’avant d’une voiture (une caméra dirigée vers la conductrice, une autre vers le siège passager) que le réalisateur aboutissait, il y a deux ans, à une véritable contre-proposition. Il déclarait alors : “ La disparition de la mise en scène. Voilà de quoi il s’agit. L’abandon de tous les éléments indispensables au cinéma et je dis avec beaucoup de prudence que la mise en scène, au sens courant du terme, peut disparaître durant ce genre de processus ”.

    Or cette disparition s’accompagne également, chez Kiarostami, du surgissement d’une figure inédite. Il ne s’agit pas du cinéaste lui-même, habitué à se servir de corps de substitution, mais d’un double qui pour la première fois est incarné à l’écran par une femme, Mania Akbari. Cette apparition a beau être plus discrète, elle n’en est pas moins déterminante. Chez Rousseau aussi, l’abandon du poste de réalisateur était initialement lié à un changement (rêvé) de sexe dans Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre. Ici et là, le féminin sert de masque et de révélateur pour qualifier ce regard nouveau qui, incorporé dans l’image, ne prétend plus en être le principe actif mais le trouble interne.

    Il est vrai qu’entre les cinéastes français et iranien, les postulats de travail diffèrent grandement. Le statut de la parole et le rapport conjoint à l’autre s’opposent même en tout point. Un film de Kiarostami ne peut avoir lieu que s’il existe une possibilité effective de dialogue aussi retors soit-il. Ten retrouve, cependant, par une voie divergente, certains des traits essentiels du travail de Rousseau et, plus particulièrement, cette double exigence d’effacement et d’ouverture. Ce recoupement imprévu entre des productions par ailleurs forts éloignées a valeur de signe. Le haut plateau qui commence à se dessiner au travers de leur rapprochement, est, selon nous, ce que l’on peut espérer de plus fort et de plus passionnant du difficile entrecroisement entre cinéma et art plastique. Pour tous ceux qui sont engagés dans cette entreprise, l’œuvre de Jean-Claude Rousseau, le pari singulier et fragile que propose chacun de ses films, ne fait ainsi que confirmer, les année passant, son caractère précurseur et exemplaire. On n’en a pas fini de sitôt avec cette déconvenue.


     

    [1] Interview de Jean-Claude Rousseau par Hugo Bélit, in Bref, novembre-janvier 2001, p. 7.

    [2] Sur le différé, “ thème secret de l’œuvre ”, et sur les premiers courts-métrages, voir le lumineux article d’Érik Bullot, “ L’Image dans la fenêtre ”, in pointligneplan, Cinéma et art contemporain, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 174-181.

    [3] Jean-Claude Rousseau, Le Concert champêtre, coll. “ sine qua non ”, Paris, Éditions Paris Expérimental, 2001.

    [4] In texte de présentation de Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, à NYU, le 12 février 1988.

    [5] Entretien avec Jean-Claude Rousseau, Pardo News, 55° Festival International du film de Locarno, 4 août 2002.

    [6] In “ Jeune homme à sa table faisant un film ”, entretien avec Vincent Dieutre, La Lettre du cinéma, n° 10, juin 99, p. 78.

    [7] In “ L’Ivresse de la présence ”, entretien de Jean-Claude Rousseau avec Franck Beauvais, Chronic’art, septembre 2000.

    [8] In “ L’Oeil du cyclope ”, Propos de Jean-Claude Rousseau, Cahiers du cinéma, n° 532, p. 9.

    [9] In “ L’Ivresse de la présence ”, op. cit.

    [10] Songe est également le titre du recueil de Joachim du Bellay qui succède aux Antiquités de Rome. La citation qui apparaît sur le carton final (“ Quand un démon apparut à mes yeux / Dessus le bord du grand fleuve à Rome / Qui m’appelant du nom dont je me nomme / Me commanda regarder vers les cieux ”) est tiré de ce recueil.

    [11] In “ L’Ivresse de la présence ”, op. cit.

    [12] In La Lettre du cinéma, p. 79.

    [13] Dès Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, on trouve un exemple de ce type de confrontation directe. Dans un plan serré, le cadre de la fenêtre disparaît et le réalisateur de dos se détache directement sur fond de nuit.

    [14] Entretien avec Jean-Claude Rousseau, Jounal FIDMarseille, 02 / 07 / 03.

    [15] In “ L’Ivresse de la présence ”, op. cit.

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