Jousse trilogie

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    2007

    Thierry Jousse, par Jean-Marc Lalanne

    Qui a découvert les trois films de Thierry Jousse au fil de leur apparition, séparés donc à chaque fois par deux ou trois années, pouvait déjà l’imaginer. Mais il y a fort à parier, que cette projection groupée rende la chose plus transparente encore : Le Jour de Noël (1998), Nom de code : Sacha (2001) et Julia et les hommes (2003) constituent un ensemble d’une très grande cohérence, peut-être même un projet unique découpé en trois volets. Chaque pièce du puzzle possède pourtant ses contours et sa couleur propres. Les trois films sont même très dissemblables, formellement presque opposés : le premier est âpre, peu disert, en noir et blanc ; le second a la chatoyance d’une comédie musicale flambant rouge ; le troisième, en vidéo, fait la part belle à la parole. Ils arpentent pourtant un seul territoire, un même genre (littéraire, pictural), celui du portrait. Et ils travaillent tous trois, de façon très rigoureuse, à en définir une méthode spécifique, mixte tout à fait originale de fiction et de documentaire, d’écriture et d’improvisation. Surtout, enfin, ils tournoient autour d’une question, qui tourne à l’obsession : comment ça travaille un artiste ? Ou plutôt comment c’est travaillé ? D’où viennent les œuvres ? Quelle étrange gymnastique personnelle élabore chacun (en l’occurrence Noël, Philippe et Julia) pour accomplir son œuvre de musicien, de chanteur ou d’actrice ?

    La création dans les films de Thierry Jousse ne tient pas de l’illumination, à peine de la transcendance. Elle est le fruit d’une discipline. Elle se conjugue en une somme d’exercices. Noël Ackchoté triture sa guitare, applique une éponge à gratter sur les cordes, se contorsionne en tous sens pour arracher un son nouveau, quelques notes étonnantes. Philippe Katerine se traîne par terre, se roule en boule, pieds aux murs et tête à la renverse, en testant ses rimes ou en composant à l’harmonica. Julia Faure se déguise, répète des textes, fait l’actrice – et ne cesse jamais, même lorsqu’elle converse avec ses proches. La répétition est le motif commun des trois films. Mais une répétition en chambre, de soi à soi, lorsque le travail germe encore, est en train d’accoucher, cherche toujours sa forme. Jousse filme l’artiste au stade du miroir, tout à la suavité de n’exercer que pour soi, avec l’extrême fébrilité que cela suppose, mais aussi toute la volupté un peu onaniste.

    Mais si le travail artistique dans ces trois films exige une discipline (la perpétuelle remise à l’ouvrage, l’entraînement sans discontinuer, l’envahissement de la sphère domestique – les trois artistes répètent chez eux), cette discipline se nourrit aussi de son contraire. Chacun fait preuve aussi d’une certaine nonchalance, d’une forme particulière d’indolence (c’est surtout vrai pour les deux garçons). Le travail, qui n’est jamais loin de la glande, consiste à trouver le point idéal entre maîtrise et lâcher prise. Dans Le Jour de Noël, Jackie Berroyer le dit en substance : l’improvisation consiste surtout à se mettre dans un état particulier, qui fait que les choses se produisent lorsqu’elles doivent. Les trois films font état d’une même morale de la disponibilité. Disponibilité inhérente à la création, mais disponibilité aussi à tous les possibles, à toutes les rencontres. La rencontre, c’est un moment particulier de grâce par lequel le sujet se remplit, se recharge : l’improvisation d’un clarinettiste dans un aéroport, moment impromptu au bord du merveilleux (la dernière séquence du Jour de Noël) ; une ballade nocturne en taxi, lorsqu’une chanson de variété résonne soudain comme la promesse que soudain tout se décante et qu’à la jungle des questions succède une voie libre et engageante ; et bien sûr le sentiment amoureux, qui de façon inattendue, fait irruption à l’issue d’une nuit à l’hôtel (Nom de code : Sacha) et d’une séquence de charme en absolue apesanteur. Se rendre disponible, c’est l’assurance que quelque chose prenne forme, une œuvre ou pas, parfois simplement une chanson, en tout cas une rencontre, et la possibilité entrouverte d’une relation.

    Cette aptitude à la disponibilité que traque Thierry Jousse chez ses protagonistes, c’est la forme même de son cinéma, lui aussi empreint d’une nonchalance concertée. Dans les scènes, dans les plans, quelque chose flotte ; il y a du jeu entre les différentes pièces qui composent l’ensemble, un certain rapport entre la virtuosité et la mise en danger de la maîtrise qui vient probablement de la musique, du jazz, des séances d’improvisation. On ne sait jamais très bien ce que la mise en scène construit et ce qu’elle attrape, ce que les personnages imposent et ce que les acteurs inventent. Cela donne une sorte de coolness dans l’écriture, qui confine souvent à l’extrême élégance.

    Noël. Noël est musicien dans un groupe dont sa compagne est la chanteuse. Dans leur appartement commun, ils essaient des sons, cherchent des accords de guitare, placent des mots sur les notes. Ils composent un morceau. Dans la très belle première séquence, Noël ne tient pas en place, s’agite, quitte la pièce, allume la radio. Cette agitation exaspère sa copine. Le noir et blanc expressément cinématographique, entre Jarmusch et Garrel, la composition des cadres, la gravité des visages et des voix (là aussi assez garrelienne), tout ici dit la fiction. Même si Noël est Noël Ackchoté, qu’il interprète ici sa musique, avec sa compagne. Le Jour de Noël est le portrait de quelqu’un, une personne et non pas un personnage. Mais ici, l’exercice du portrait emprunte d’autres chemins que le documentaire. Car, au fil du récit, cette personne rencontre des personnages – interprétés par des acteurs. Jacky Berroyer campe un musicien, Zinnedine Soualem un ingénieur de studio, Claire Denis une productrice… Chacun fait une prestation de comédie, tandis que Noël Ackchoté, la personne, déambule au milieu de ces constructions fictionnelles un peu en retrait, vaguement malhabile, presque rétif. Il n’existe qu’en creux, sur la défensive. L’étrangeté du Jour de Noel consiste à ne montrer que des activités absolument quotidiennes d’Ackchoté (un enregistrement en studio, une répétition, un concert), toutes choses qui auraient pu aisément être prises sur le vif, mais à le faire uniquement sur le mode de la reconstitution. Reconstituer mais ne pas inventer, ne pas embrayer sur du récit, c’est la gageure du film, toujours à la lisière. La fiction y est un signifiant, un climat, mais pas un développement narratif. Pourtant quelque chose se raconte, mais de façon clignotante, sans jamais être énoncé. Tandis que le morceau peu à peu prend forme (jusqu’à être interprété durant le concert), quelque chose semble se défaire dans le couple. Cela n’est jamais dit. Pourtant, un plan silencieux dans une voiture qui évoque Happy together de Wong Kar-waî, l’électricité de leurs échanges, la présence solitaire de Noël dans la séquence finale donnent le sentiment qu’une histoire d’amour s’achève. Le Jour de Noël est d’une mélancolie vraiment étonnante pour un premier film. La tirade de Berroyer contre les techniques modernes d’enregistrement (trop de filtre, trop de micros), même si elle n’est pas à prendre pour argent comptant, donne le la. Quelque chose s’est perdu. Toute expérience se fera sur fond de cette perte. Peut-être faut-il avoir été critique, et un parmi les plus importants de ces quinze dernières années, avoir beaucoup écrit et beaucoup réfléchi – et dans un lieu aussi chargé de mémoire que les Cahiers du cinéma, pour entrer en cinéma avec un film aussi endeuillé et fantomatique.

    Sacha/Philippe. Avec son colorisme de comédie musicale et son titre de roman d’espionnage licencieux, Nom de code : Sacha en finit avec la mélancolie. C’est un film du plaisir, celui de la parole, de la séduction, des chansons égrenées dans la rue, des étreintes dans des lieux de passage, et aussi, comme justement dans Le plaisir, des lieux de consommation érotique tarifée. Sauf qu’ici, tout est réversible, les contrats, les fantasmes, les dispositifs. La strip-teaseuse chante, le chanteur se déshabille, et tel est pris (dans l’œilleton d’une DV) celui qui croyait prendre (des images en douce). Avec ce second film, le cinéma de Thierry Jousse s’aventure davantage dans le récit, la scénarisation, l’écriture du dialogue. Pourtant, le film est aussi un portrait : celui du sujet Philippe Katerine, et plus encore de son travail d’auteur-compositeur-interprète. Le récit ramasse quelques bribes de l’œuvre du chanteur (un morceau sur la masturbation, une collaboration avec Anna Karina, une pochette de disque où il se montre nu) et les projette dans une histoire, réarticulés, redisposés en kaléidoscope. Dans ce film, Thierry Jousse apparaît dans le rôle d’un journaliste, interviewant Sacha la jeune strip-teaseuse, pour faire son portrait. La discipline journalistique du portrait (savoir accueillir, faire preuve d’attention) est probablement le lieu où s’enracine la pratique de Jousse-cinéaste (en tout cas pour l’instant). Mais ses portraits commencent là où s’arrêtent ceux des plus sérieux journalistes, lorsque l’invention, l’imagination, la projection sur le sujet prennent le relais. Nom de code : Sacha est donc un portrait croisé, une parfaite rêverie poétique autour de l’univers de Philippe Katerine, et en même temps un autoportrait de cinéaste, un peu chanteur, un peu voyeur et un peu showgirl.

    Julia. Avec Julia et les hommes, le sujet du portrait n’est plus un musicien, mais une actrice. Il s’agit de Julia Faure, là encore téléportée dans un décor (un curieux appartement jaune) et des bribes de situations qu’elle n’a pas choisies, mais devant néanmoins se débrouiller avec ses propres mots, racontant des souvenirs dont on ne sait pas très bien s’ils lui appartiennent ou s’ils sont le fait du cinéaste (le souvenir d’une blessure amoureuse remontant à la petite enfance ressemble étrangement à celui raconté par Margot Abascal dans Nom de code : Sacha). Si le second film marquait une avancée vers le récit, le second s’en détache de façon abrupte, sans pour autant renoncer du même coup à la fiction. La fiction dans Julia et les hommes n’est pas narrative mais sensorielle. C’est un état de tension filé dans de fugitives séquences juxtaposées sans liens de causalité (une drague un peu lourde dans la rue, des moments d’intimité théâtralisée où la caméra prend la place d’un miroir dans lequel l’actrice se contemple). Ces fragments de la vie de Julia prennent place dans un long discours amoureux, aux modalités presque socratiques, où Philippe Katerine interroge Julia sur son rapport aux hommes. Ils proposent une succession d’états, d’humeurs variables, jusqu’à ce que vienne le petit miracle. Dans un taxi, une chansonnette brille dans la nuit et miroite comme un signe, une promesse. En contrechamp, la route se déroule comme une trouée dans la nuit. Prochaine étape de cette avancée à la rencontre de la grâce et du hasard, courant 2004, date à laquelle Thierry Jousse tournera son premier long-métrage.

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