À Propos de Sub et Norias

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    2006

    Julien Loustau / Jean-Philippe Roinsard

    JPR : Comment a germé l’idée de joindre dans ton film Sub, deux lieux que sont le lac Vostok, prisonnier des glaces de l’Antarctique et la région des Trois Gorges en Chine ?

    JL : J’ai appris l’existence des deux sites à peu près en même temps, il y a quatre ans. Ces sujets m’ont immédiatement intéressé de par leur singularité et l’amplitude des enjeux qu’ils soulevaient. Je me suis donc documenté en parallèle sur le lac Vostok et le réservoir des Trois-Gorges et très naturellement les deux géographies se sont mises à dialoguer entre elles. Il n’y a pourtant pas de lien évident entre ces lieux, plutôt une complémentarité, un jeu d’oppositions. À Vostok, on s’attend à découvrir des réponses essentielles sur l’histoire de notre planète, peut-être même sur les origines du vivant. En Chine, la construction du barrage des Trois Gorges initie une transformation radicale de la région, aux conséquences encore impossibles à mesurer. Il y a d’un côté le paysage de la création, de l’autre la création du paysage. La confrontation m’est apparue d’autant plus intéressante que les deux sujets sont d’une même actualité. En 2008, les eaux du fleuve seront en Chine à leur niveau maximum et simultanément les Russes devraient atteindre par forage le grand lac subglaciaire. Mais l’articulation s’est faite aussi – et surtout – autour de la question de la représentation. On ne sait encore rien de ce que contient le lac Vostok. Il est humainement inaccessible, plongé dans une obscurité absolue. Le paysage en amont du barrage des Trois-Gorges est lui en pleine transition, dans un intermédiaire entre disparition et apparition, un état indéfini. Chacun des deux lieux est à sa manière frappé par l’abstraction. C’est leur part d’abstraction, leur caractère irrésolu qui les rend sensible l’un à l’autre.

    JPR : À l’image, nous ne percevons qu’un faisceau de lumière qui nous plonge dans le récit de la voix-off. Il s’agit pour toi de mettre en scène ce qu’on ne voit pas?

    JL : Oui en quelque sorte. J’ai voulu donner à éprouver un lieu invisible. L’obscurité, c’est l’espace absolu de la projection. C’est pour ça que le lac Vostok est un endroit si excitant. C’est un monde inconnu et plongé dans le noir. Il est totalement offert à l’imagination, il la provoque. Ce que je trouve intéressant aussi, c’est que l’imagination n’est pas forcément nyctalope, et pour appréhender un tel lieu elle doit faire appel à des processus d’appréhension sensible plus qu’à des processus de représentation. On s’y projette plus qu’on y projette des images. Le récit du film envisage d’ailleurs le voyage, mais sans jamais rien révéler sur l’environnement du lac Vostok. Il décrit seulement l’immersion, il prend les mesures d’un espace mental. Les seuls éléments visuels que ce récit nous livre sont des descriptions de photos que prendrait le robot sous les glaces, et à chaque fois ce sont des reflets indéfinis, à l’image des formes révélées par le projecteur du bateau sur les rives du fleuve Yangtze. Le film ne donne à voir du paysage des Trois-Gorges que le défilement de ses berges. Cette limite entre la terre et l’eau, c’est la zone sensible de ce paysage. Son expansion imperceptible en bouleverse la géographie entière. Tout le reste de l’image est occulté par la nuit. C’est sans doute une autre manière de mettre en scène ce qu’on ne voit pas. En tout cas, la nuit s’est imposée comme la condition idéale pour évoquer le lac Vostok depuis cet autre voyage.

    JPR : Il me semble que tu pars souvent d’un élément plastique, un environnement, un paysage, de sa transformation par l’homme – les éoliennes dans ton film DeWind, les roues à eau dans Norias, le cryobot et le barrage dans Sub pour ensuite le pervertir en lui projetant une fiction?

    JL : C’est surtout en tant que spectateur que je projette la fiction. Je dirais que je donne à habiter des décors, qui sont aussi des personnages en soi. Les interactions entre nature et technique qui conditionnent et animent ces paysages sont comme les représentations de processus mentaux, de dialogues entre différents niveaux de pensée. Pour moi ces environnements expriment une intériorité. J’essaie peut-être de provoquer une empathie.

    JPR : Comment as-tu construit le récit autour du lac Vostok et du Cryobot?

    JL : J’ai composé le texte sur le lac à partir de données scientifiques concrètes, sur le peu que l’on sait, sans spéculer sur les découvertes que l’on pourrait y faire. Pour décrire le voyage du cryobot, je me suis appuyé sur plusieurs documents de la NASA décrivant le robot et son fonctionnement en milieu subglaciaire. Ce voyage est, davantage que la destination, le sujet du film. Il s’agissait de le donner à éprouver sans image et d’occuper la place de ce corps singulier, isolé dans la masse antarctique. Le projet d’exploration du lac par le cryobot semble aujourd’hui très compromis. Ses missions concernent à présent d’autres planètes. Mais le même récit pourrait décrire ces autres aventures.

    JPR : Comment as-tu abordé le tournage en Chine? As-tu demandé des autorisations?

    JL : Avec Jean-Philippe Roux, qui a travaillé sur le son du film, nous avons voyagé le long des 600 Km de vallées inondées à bord d’un bateau de croisière pour touristes chinois. Le réservoir des Trois-Gorges est intensément visité. De nombreux tour-operators proposent ce voyage de plusieurs jours qui consiste à aller admirer, le plus souvent depuis le bateau, les monuments et cités voués à disparaître. Ce voyage s’achève invariablement dans la contemplation du grand barrage. La croisière était une façon linéaire et distante d’appréhender le paysage, et correspondait assez bien au mode d’exploration du cryobot. Cette posture nous a aussi permis de voyager et de filmer librement. Le site du barrage était bien sûr beaucoup plus délicat à approcher. Par chance, des ouvriers nous ont permis de faire quelques incursions clandestines au plus près de l’ouvrage.

    JPR : La bande son de tes films est très riche, notamment dans Norias et Sub. Comment procèdes-tu pour la prise de son ?

    JL : Pour Norias, j’ai composé directement avec des enregistrements pris sur le site, à Hamah en Syrie. Il s’agissait de restituer le son réel tel qu’on le perçoit au pied de ces énormes roues à eau, comme un chant ininterrompu, une mélopée. C’est un son incroyable, qui dure depuis des siècles. Il fait partie intégrante du paysage. Sur Sub, le travail sonore était plus complexe. Je voulais que la bande son, en dehors du récit de la voix-off, soit une zone de fusion entre la région des Trois-Gorges et le lac Vostok. Jean-Philippe Roux a fait de nombreux enregistrements en Chine depuis le bateau, puis à notre retour nous avons travaillé sur des matières pouvant évoquer le voyage aveugle du Cryobot, la composition finale équilibre les deux sujets, elle maintient l’image dans une ambiguïté.

    JPR : L’ambiguïté, il me semble que tu la rends sensible en abattant les frontières entre documentaire et fiction, entre cinéma et art vidéo, en les rendant poreuses…

    JL : Ces frontières entre les genres n’existent pas vraiment. Ce qui sépare ces formes est même plutôt de l’ordre du territoire. C’est un champ d’exploration vaste et indéfini. Les frontières, ce sont plutôt les films eux-mêmes, en tant qu’interfaces entre un regard et un sujet. Ensuite, il s’agit de suivre ces frontières ou de les traverser. Je préfère pour ma part la transversalité, les formes qui engagent le regard au-delà de ce qui est représenté, dans un processus naturel de projection, de corruption. L’exploration du lac Vostok pose un problème fascinant : on ne peut pas y accéder sans risquer de le contaminer. Aucun échantillon fiable ne peut en être rapporté. Ce rapport au réel exprime assez bien l’idée que je me fais du documentaire et du cinéma en général.

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