À propos de Déchirés/Graves

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    2014

    Par Christophe Pellet

    Vincent Dieutre offre une belle opportunité aux jeunes comédiens de l’École Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Bretagne : être à la fois eux-mêmes en écrivant leur propre texte, et quelqu’un d’autre en inventant leur propre personnage, leur propre voix. Le cinéaste redéfinit en leur compagnie et dans un corps à corps sensible, la matière (documentaire et fictionnelle), de son cinéma fictionnel et documentaire. Aucune différence entre les personnages qui habitent le film et les jeunes gens qui habitent la ville filmée, Rennes. Ils sont eux-mêmes les interprètes, troublants et troublés, de figures issues de la télé-réalité. La voix off du cinéaste questionne les corps et le lieu. Un questionnement proche d’une quête, quête qui hante son cinéma depuis toujours. Dans une séquence inaugurale saisissante, le cinéaste filme depuis une fenêtre du théâtre l’arrivée des jeunes acteurs lors du premier rendez-vous. Il les introduit dans sa fiction à leur insu, alors que leur identité nous est révélée simultanément au générique du film : comédiens affirmés tout en restant encore eux-mêmes sous le double regard de la caméra (l’œil subjectif de Vincent et l’objectif ne faisant plus qu’un). Dans Jaurès , son film précédent, il filmait déjà d’une fenêtre les émigrants afghans : observateur inquiet et attentif au regard respectueux, lien premier et fragile à l’Autre. Et ces Autres – d’ici et d’ailleurs, apprentis comédiens et migrants afghans – formeront une fraternité le temps du film (et d’une œuvre qui s’inscrit dans son temps propre). Fraternité que le cinéaste ne cesse de reconstituer dans ses films, témoignages inquiets de ce qui pourrait bien n’être hélas, en dehors du cinéma, qu’une utopie. Demeure la nécessité de filmer le présent d’un collectif d’apprentis comédiens prêts à affronter le réel, collectif, d’un pays engagé dans une élection présidentielle (la France du mois de mai 2012). Étrange contradiction pour ces jeunes acteurs : sortir d’eux-mêmes pour devenir des autres, au cœur d’une époque troublée dans laquelle il leur faudra lutter pour rester profondément eux-mêmes, intacts. Affirmer leur altérité avec force, jusqu’à une possible insurrection, et malgré l’adversité des mauvaises fictions imposées par le cynisme de l’époque qui tenteront de faire d’eux – comme de nous tous – de pâles comédiens sur la scène publique (et artistique). Le temps du film – le temps de leur jeunesse – du moins auront-ils échappé à un « emploi », ce mot utilisé aussi bien au théâtre que sur le marché du travail (qui n’est rien d’autre qu’une comédie du travail). Cet « emploi », stéréotypé, inhumain, est ici dépassé, balayé par la seule force du jeu, libre et vital, de la jeunesse.

     

    Entretien

    Christophe Pellet : Déchirés / Graves est le résultat d’un stage avec de jeunes acteurs. Comment est-il né ?

    Vincent Dieutre : En mai 2012, je suis intervenu à l’École du Théâtre National de Bretagne, à Rennes. Stanislas Nordey, qui suit mon travail depuis longtemps, voulait confronter ses apprentis acteurs à un réalisateur qui ne les amènerait pas vers la fiction traditionnelle et la dimension auto-fictionnelle, voire documentaire de mes films. Les huit étudiants qui ont participé à ce workshop ne venaient pas apprendre à faire l’acteur au cinéma mais plus à repenser avec moi les notions de récit, de jeu, d’interprétation, ou même tout simplement « d’invention de soi » devant une caméra…

    CP : Tu es un spectateur attentif de spectacles vivants. Ce film, plus encore que les précédents, tient de la performance et du dispositif. D’où vient ton intérêt pour le spectacle vivant et en quoi nourrit-il tes films ?
    VD : J’ai le sentiment que les enjeux économiques du cinéma de flux le bloquent depuis la Nouvelle Vague en termes d’innovations formelles. Et ce devoir d’expérimentation (le fameux « faire bouger les formes » de Chantal Akerman) n’est pratiquement plus envisageable dans le cadre du film d’auteur européen. Mais parallèlement, le monde de l’art contemporain, de l’installation à la vidéo d’artiste, ainsi que le monde de la danse et du théâtre, de la performance au théâtre documentaire, sont devenus LE laboratoire formel de la création. Alors, pour « voler » des idées, des formes, des émotions nouvelles, je suis tout cela du plus près que je le peux, et j’en nourris ma démarche de cinéaste. Quand nous avons créé le collectif pointligneplan, c’était bien dans l’idée de trouver de nouveaux repères dans ce continent du tiers-cinéma en donnant à voir des réalisations audio-visuelles, non reconnues par le marché comme films à part entière, mais qui peu à peu trouvent leur place. Force est de constater que ces tiers-films, qui viennent le plus souvent des galeries ou du tanztheater, me questionnent beaucoup plus que les sorties du mercredi. C’est aussi pour cela que j’ai immédiatement accepté la proposition de Stanislas Nordey, puisque au départ, rien ne m’obligeait à faire un film en bonne et due forme : j’avais carte blanche pour chercher et inventer avec mes huit comédiens, tous très curieux et désireux d’être bousculés eux aussi.

    CP : Le film témoigne, comme toujours chez toi, d’un attachement au réel, mais le jeu de l’acteur et l’interprétation de textes sont ici au centre. Comment as-tu abordé ce travail avec les acteurs, que tu avais déjà expérimenté dans Fragments sur la grâce ?
    VD : Les acteurs de Fragments, Mathieu Amalric ou Eva Truffaut, étaient surtout des lecteurs. A Rennes, nous avons passé une semaine à écrire les huit rôles en puisant des témoignages dans la télé-réalité la plus trash, en les mélangeant, et en les réinscrivant dans la réalité rennaise qui est celle des jeunes acteurs… La deuxième semaine, ils se sont répartis les caractères pour les interprêter devant la caméra, et nous avons sillonné la ville pour leur trouver un cadre plausible. L’enjeu était de ne jamais être en surplomb, de ne jamais être dans la moquerie, ni dans le soi-disant réalisme social, qui donne le plus souvent une « France Profonde » de scénario et des personnages univoques. Nos sujets sont ainsi plus complexes, plus feuilletés, et j’ai senti un moment que nous touchions le nerf, la blessure du réel, déjà saturé de fiction, de modèles.

    CP : Le réel fait irruption au cœur du film : ce sont les élections présidentielles de 2012. Elles vont souder le groupe des comédiens, jusque-là éclaté, enfermé dans des individualités, des stéréotypes et des emplois, pour lui donner force et dignité ? Cette irruption a-t-elle été improvisée lors du tournage ou était-ce prévu dans le dispositif ?
    VD : Je savais qu’il y avait les élections, et je me suis rendu compte de l’enjeu énorme que cela représentait pour les « petits »… Nous en étions à la phase d’écriture mais spontanément ils ont gardé les caméras pour filmer leur week- end. Rennes est une ville de gauche, une ville étudiante… Quand j’ai décidé de tirer un film de notre casting improbable, j’ai visionné ce qu’ils avaient tourné et leur joie m’a sauté à la figure. Et comme toujours dans mon travail, le destin collectif est venu éclairer la chronique individuelle…

    CP : Des événements de l’Histoire naît une communauté, une dimension présente dans Déchirés / Graves. J’ai l’impression que cette recherche d’une communauté est une quête centrale dans ton travail de cinéaste.
    VD : On a dit que le cinéma « ça sert à fabriquer du Père », du lien, du peuple aussi. Et tous mes films sont là pour le confirmer, j’espère. Le lien amoureux, les attachements à l’art et aux corps… Aussi « déchirés » ou « graves » que soient les êtres reéinventés par mes acteurs et redéployés dans le Rennes d’aujourd’hui, le film est encore et toujours une tentative de redéfinir un peuple, de le recompter,à partir de la petite salle de répétition du TNB : le contre-ténor tourmenté, la gothique arrogante, le masseur-putain, le gay qui se marie, tout le monde a sa chance. Les émotions sont des choses sociales, et j’aime beaucoup le programme de Debord : critiquer la séparation… Les petits et moi, nous y sommes tenus…

    CP : Une nouvelle fois la ville – Rennes – prend corps, elle devient un corps, comme celui des acteurs. Elle est traversée par eux. D’où te vient cet attachement aux villes et aux piétons anonymes qui les traversent ?
    VD : Je suis un cinéaste urbain, je ne sais pas filmer la nature sauvage. La condition post-moderne est celle de l’errance existentielle dans la ville-monde, (la campagne n’étant plus que le parc, l’entour des métropoles, en Europe du moins). Dans un film, je place toujours la chambre, ou la salle de montage, ou dans ce film-là la salle de répétition du TNB (la Parcheminerie), au centre du monde, de la ville, au centre exact de tous ces flux de corps (les passants, les conducteurs des voitures, les passagers des trains) dont les acteurs seront les réceptacles et la parole… Les anonymes sont alors nommés, hors de toute évaluation, de tout jugement, saisis dans leurs « transports » les plus intimes. En tout cas, j’ai été très heureux à Rennes, porté par la force de ces jeunes gens, par leur générosité : à eux, à Rennes aussi, je devais bien un film !

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