À propos d’Ile de beauté

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    par Fabien Danesi [1998]

    À l’origine, se trouvent les enregistrements personnels qu’Ange Leccia a accumulés entre 1985 et 1996, sans autre but que celui de se constituer une banque de données intime, une sorte de mémoire électronique que tout le monde peut développer aujourd’hui avec la vidéo. Puis, vient le regard de Dominique Gonzalez-Foerster, qui se pose sur ces images privées pour révéler un état d’esprit et, de la sorte, la matière d’une oeuvre: Île de Beauté est donc l’histoire d’une rencontre, le croisement de deux réflexions, un accord entre deux
    approches contemporaines d’un être au monde, bref, un équilibre tel que l’artiste nous le propose fréquemment dans ses arrangements d’objets.

    Le film ne se définit pas comme un ciné-journal à la manière de Jonas Mekas, ni comme un véritable récit autobiographique, mais renoue avec l’errance, genre caractéristique du cinéma underground, pour y ajouter une fiction, celle d’un personnage fatigué, dont le périple indécis nous mène de la Corse au Japon dans un enchaînement d’images morcelant les territoires traversés. Cette fragmentation, propre à tout montage cinématographique, abolit ici l’ensemble des repères: outre la décomposition des données géographiques, les images proposent de multiples strates temporelles, impossibles à distinguer. En raison de la réduction des distances, de notre capacité à nous trouver n’importe où dans le monde en quelques heures, une nouvelle réalité confuse s’est instaurée. Les incessants va-et-vient désagrègent la continuité de l’existence, le temps et l’espace du voyage ne sont plus des absolus.

    La balade de cet anonyme présente alors une perception de notre monde actuel qui se dégage des formes rigides de l’objectivité, comme le suggère le rôle omniprésent accordé à la lumière électrique. Qu’elle soit tout simplement projetée par les phares des voitures ou qu’elle embrase d’une manière plus spectaculaire des immeubles, la lumière ne se soumet pas à une signification unique, elle est libérée de tout contenu, elle invite chacun à l’imagination, c’est-à-dire à la naissance de l’image. Car le voyageur est avant tout un spectateur et si le film est un périple entre deux îles, c’est parce que tout périple doit être
    considéré de nos jours comme un film. Les deux expériences relèvent en effet d’une même situation cinématique. Avec les moyens de transports mécaniques, l’immobilité de l’explorateur est identique à celle du cinéphile dans son fauteuil. Les kilomètres de paysage qui défilent remplacent les mètres de pellicule alors que le pare-brise ou le hublot deviennent des écrans qui cadrent le regard. L’oeil parcourt la surface à la place du corps qui se trouve dans une position de hors-jeu. Cette passivité physique, qui débute sur une monotone autoroute, va se prolonger durant tout le voyage, toute la séance.

    Le héros d’Ange Leccia et de Dominique Gonzalez-Foerster ne participe pas à la ronde du monde, il n’intervient pas sur la réalité extérieure, il répond uniquement par
    l’observation. Derrière les vitres qui le séparent de son environnement, l’individu se désengage, il se replie sur lui et filtre tout ce qu’il reçoit. Toutefois, un pareil état d’âme
    privilégie une activité mentale intense de l’ordre de l’absorption et c’est ainsi que le récit témoigne d’une échappée inconsciente qui dévoile un homme aux prises avec une solitude inaltérable. Celui-ci traîne une profonde mélancolie des couloirs vides du bateau à la procession collective de Kobé. Tandis que le personnage rompt avec le lien social de la parole, il est possible de comprendre son abîme émotionnel au travers des chansons que les deux réalisateurs ont été cherchées pour la plupart dans la variété des années quatre-vingt. Stéphanie de Monaco ou par exemple Daniel Balavoine sont utilisés pour se substituer à son mutisme et tracer en filigrane la cartographie de ses sentiments. Ces voix intérieures sont également des amorces de récits qui dressent un imaginaire encombré
    d’histoires d’amour, souvent plus tristes les unes que les autres.

    L’absence qui tiraille, la douleur vive du manque, expliquent peu à peu le mouvement brownien qui anime l’homme. Son vagabondage trouve une cohérence dans le traumatisme. Les images complètent la bande sonore pour évoquer sa bulle subjective et, au hasard de quelques plans, tissent un fil conducteur tout à fait semblable : ce sont des jeunes filles qui se transforment en naïades inaccessibles, autrement dit, qui soulignent le refus du personnage de s’investir dans une relation. C’est le retour continuel auprès d’une église accueillant une madone à l’enfant. C’est l’annonce du départ pour l’île du Soleil Levant avec une jeune asiatique assise sur la plage. C’est l’intérêt marqué pour les femmes lors d’une promenade dans les rues d’une ville japonaise. Peu à peu les déplacements précisent la quête d’un idéal féminin. Par conséquent, les fantasmes gouvernent le parcours. Lorsque la fiction s’immisce dans la réalité et crée des interférences, la télévision intervient comme l’entremetteuse technologique des espérances. Vécu et imaginaire s’interpénètrent dans l’élan du coeur meurtri à la faveur d’une nuit, où notre voyeur et voyageur prend en charge le rôle du conducteur masculin, tout droit sorti d’une romance filmique, afin de retrouver une femme qui s’est évanouie dans un hors champ pluvieux, une valise à la main. C’est alors que l’icône contemporaine de la star, magnétise ses pulsions : Sylvie Vartan, déterritorialisée par les idéogrammes, porte en elle l’exotisme du passé, avant de se réactualiser sous les traits de la chanteuse locale Rie Miyazawa. Celle-ci met un terme à la recherche qui s’achève dans le montage parallèle des deux univers du désir et
    du quotidien. L’écran de la chambre d’hôtel lugubre reste éveillé et retransmet les retrouvailles de deux amants dont le baiser fougueux prend place dans l’une de ces cabines
    téléphoniques qui placent toujours les relations sous le signe de la distance. Dans notre société où l’interface s’est substituée à la rencontre, où la connexion anticipe le contact, la rupture de communication peut entraîner la dissolution de l’humain et un reflet, trahir le faux promeneur en le réduisant à une caméra. Ainsi, l’éclipse du personnage devant l’objectif mécanique durant tout le trajet aboutirait à une évidence, celle qui consiste
    à écrire qu’il l’a définitivement remplacé. Il n’est plus qu’un oeil quand s’embrasser demande qu’on se dessaisisse du regard.

    Cette caméra est l’expression la plus radicale d’un être qui capte les bonheurs d’autrui à défaut de les vivre. Pourtant, il n’est pas si simple de voir dans cette disparition de la chair
    l’affirmation angoissante de l’aliénation, ne serait-ce que parce que subsiste le pouls, soit l’énergie, la vibration: Ange Leccia et Dominique Gonzalez-Foerster ne nous invitent pas à la traversée d’un désert du sensible mais, au contraire, redéploient le frisson là où l’on s’y attend le moins. En fondant le point de vue habituellement froid et en retrait de la machine
    avec celui plus vulnérable de l’homme, ils déterminent l’expression d’une attitude psychologique qui exclut l’action, caractéristique de notre époque, et lui confèrent une singulière délicatesse, sur le double mode de l’introspection et de la contemplation. Puisque la perception domine notre rapport au monde, il semble à présent impossible de circonscrire les images à une expérience qui se dissocierait de la constitution de l’identité personnelle, sous prétexte qu’elle demeure une absence physique avant d’être une présence visuelle. Comme le cinéma réunit l’intérieur-nuit de la salle à l’extérieur-jour du
    miroir, la réalité contemporaine intègre les sensations internes aux stimuli externes. En reprenant la dénomination touristique de la Corse mais aussi le nom d’un bateau, Ile de
    Beauté réconcilie le subjectif avec l’objectif et, à ce titre, correspond à une métaphore du moi de l’artiste: celui-ci prend en considération le monde environnant, s’expose à ce qui
    l’entoure grâce à la vidéo, comme l’île est reliée au Continent par l’intermédiaire du navire.

    L’attention portée aux situations quotidiennes, à la vie sous son aspect banal, marque sa sortie hors de l’atelier afin de s’affronter au temps présent et afin d’en dégager quelques traces singulièrement poétiques. Dans ces conditions, la nature et la technologie ne peuvent que s’entremêler sous le signe de l’harmonie, celle qui fait d’un décor d’une discothèque l’évocation d’une voie lactée ou d’un feu d’artifice l’équivalent de boules de paille incandescentes. La caméra, qui a activé les instants d’émotion, ne doit donc pas se
    comprendre comme une réification de l’homme. Il s’agit plutôt d’un anthropomorphisme, à l’image des dernières lignes de désynchronisation qui scandent la télévision comme d’étranges et faibles pulsations au-devant d’une intense source de chaleur.
    Mais tout ceci n’est sans doute qu’une divagation, identique à celle d’un personnage qui s’efface pour nous laisser prendre des chemins de traverse dont on tente souvent de nier
    la nécessité. Si le cinéma d’Ange Leccia et de Dominique Gonzalez-Foerster est celui des non-dits, il donne avant tout le droit de s’exprimer par quelques points de suspension…
    Nous regardons ce que nous sommes comme nous sommes ce que nous regardons.

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